CULTURE ET DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE
Comment se fait-il alors qu'un pays si riche en productions individuelles ne s'impose pas dans cette Afrique au sud du Sahara, par des réalisations concrètes d'œuvres collectives ?

Le Sénégal est-il, en Afrique subsaharienne, le pays de la culture par excellence, comme nous avons tendance à le soutenir? Je n'en sais rien. Par contre, je sais, je suis persuadé que l'image, dans le monde, du petit pays de Cheikh Ahmadou Bamba, d'El Hadj Malick Sy, d'El Hadj Omar Tall, du Soufi Cheikh Ibrahima Niasse et de bien d'autres érudits de l'Islam, de l'archevêque Hyacinthe Thiandoum, de Blaise Diagne, de Lamine Guèye, de L. S. Senghor, de Mamadou Dia, de Cheikh Anta Diop, de Birago Diop, de Cheikh Hamidou Kane, d'Aminata Sow Fall, de Boris Diop, du grand sculpteur Ousmane Sow, du talentueux peintre Kalidou Kassé, de Youssou Ndour et de bien d'autres grands créateurs, oui, cette image doit beaucoup à la culture.
Le président L. S. Senghor m'a dit, sans ambages, dans la solitude de son bureau, lors de notre première rencontre, que "ce pays ne peut être convenablement dirigé que par des hommes de grande culture". Ce sont ses termes, je le jure sur l'honneur. Religieux, écrivain, homme ou femme politique visant le sommet, pour avoir droit au respect du peuple, il faut avoir conquis la réputation d'être un homme de culture dans ce pays du Sahel. Durant toute ma vie professionnelle, question taraudante que celle-ci : comment se fait-il alors qu'un pays si riche en productions individuelles, qui l'ont rendu célèbre, ne s'impose pas, dans cette Afrique au sud du Sahara, par des réalisations concrètes d'œuvres collectives comme des industries culturelles? Autrement dit: comment se fait-il que la culture ne parvienne pas à être un des instruments essentiels du développement économique du Sénégal, si pauvre en ressources naturelles? Vaste débat! Ce n'est certainement pas par manque de dynamisme créateur de ses producteurs ; serait-ce assurément par manque d'intérêt des hauts décideurs, peu convaincus de l'apport "matériel" de la culture au développement du pays? Pour mieux étayer ces propos et m'élever contre une telle attitude, je vous livre brièvement, ici, quelques exemples concrets de l'apport de la culture au développement économique dans d'autres pays.
L’objectif aurait pu ne pas résider forcément dans la prise en compte du poids économique de la culture, mais dans la nécessaire prise en compte de la complexité du tissu social, des valeurs spirituelles et intellectuelles dans la mise en œuvre, dans un environnement donné, de tout projet de développement économique. Cependant, outre ses impacts non quantifiables, mais essentiellement qualitatifs, contrairement à la commune pensée, le poids économique de la culture n’est pas négligeable. Certes, il n’est pas aisé de prouver sans failles, quelle que soit l’efficacité de l’outil d’évaluation adopté, l’impact économique de l’activité culturelle, mais certaines études, par leur sérieux, par la nature des éléments mis en jeu, méritent l’attention.
Je fais appel à trois études remarquables (commentés par X. Dupuis). J'ai rassemblé certains éléments de ces études en 2000 et je n'ai pas eu le temps de les réactualiser par les données d'études postérieures; ce qui n'affecte nullement la crédibilité ou l’opportunité de ces études. Au regard de l'extraordinaire bond accompli par les nouvelles technologies depuis 1980, il est évident que les chiffres, annoncés dans ces trois études pour marquer l'apport de la culture au développement économique, se sont multipliés. Ces études s’appuient sur la « méthode abrégée » ou « simplifiée », appliquée ici uniquement à l’impact économique des arts dans la période 1985-1986 dans trois pays du Nord : la première application de cette méthode au Canada avance « l’hypothèse selon laquelle les arts auraient représenté, en 1980, le onzième secteur d’activité de l’économie canadienne en termes monétaires, le quatrième en termes d’emplois (46000 emplois) et le sixième en termes de masse salariale (2,3 milliards de dollars canadiens). Ils auraient ainsi contribué à l’économie à hauteur de 2,4 % du produit intérieur brut canadien » .
La même « méthode abrégée », appliquée aux Pays-Bas dans le seul secteur des arts, révèle que « sur un total de 300000 personnes actives à Amsterdam, 12000 travaillaient dans le secteur artistique, soit 4 %. Les arts, tels que définis par cette étude, représentaient donc, en termes d’emploi, un secteur aussi important que le port d’Amsterdam et se classaient au huitième rang de l’ensemble des activités économiques de la ville. Par ailleurs, les arts pouvaient être considérés comme un secteur fortement exportateur puisque 64 % de leurs ressources ne provenaient pas d’Amsterdam » .
L’étude de John Myerscough, consacrée à la Grande-Bretagne, nous révèle, à son tour, que « les arts représentaient un secteur réalisant un chiffre d’affaires de l’ordre de 10 milliards de livres, c’est-à-dire 2,5 % de la consommation finale britannique, ce qui équivaut au marché automobile (tous véhicules confondus : voitures, motos, camions). Le théâtre comptait pour 422 millions, les concerts pour 194 millions et les musées et galeries pour 230 millions. C’est évidemment l’audiovisuel et l’édition qui réalisaient la plus grande part du chiffre d’affaires. Les arts procuraient directement quelque 496000 emplois, soit 2,1 % de l’emploi national, dont 96000 dans les services annexes et 63000 dans les secteurs d’activité non artistique".
C’est dire, en d’autres termes, que durant ce règne aveugle du chiffre, du quantifiable, qui caractérise notre époque, il ne doit pas y avoir de complexe à accorder à la culture la dimension « matérielle » qui lui revient dans la construction de nos pays et dans le combat contre le sous-développement. Le Sénégal doit y réfléchir plus que tout autre pays du sud du Sahara. Si, par exemple, la Francophonie idéologique et institutionnelle, soucieuse de demeurer fidèle à l’esprit de ses fondateurs, se veut efficace, donc crédible aux yeux des populations de ses pays membres et du reste du monde, particulièrement aux yeux de la jeunesse du Sud, la culture, la communication et la technique doivent demeurer sa préoccupation centrale. Mais voilà que, depuis plus d’une décennie, la volonté de ses hauts décideurs de la politiser fortement lui a fait abandonner ou minimiser ses programmes – surtout ceux du livre, de la communication et de la technique - qui, seuls, justifient son existence sur le plan international. Le Sénégal, qui s’est tant battu contre vents et marrées pour que cette Francophonie idéologique et institutionnelle existe, doit-il la laisser se fourvoyer dans des domaines et sur des chantiers déjà efficacement occupés par d’autres institutions plus puissantes, plus crédibles parce que plus outillés, et la laisser se livrer ainsi à un saupoudrage ridicule et sans effets sur les efforts de développement de nos pays?
1 Cf. « Méthode abrégée d’évaluation des répercussions économiques des arts du spectacle », Ottawa, Conseil des arts du Canada, 1982.
2 Cf. « L’impact économique des arts à Amsterdam », Institut de recherche économique de l’université d’Amsterdam, in Xavier Dupuis, « Economie et culture. De l’ère de la subvention au nouveau libéralisme », Paris, La Documentation française, 1990.