DE LA VULNÉRABILITÉ À L'ACTION
DANS L'UNIVERS DES DÉPLACÉES DE KAGUITTE, CASAMANCE

Les femmes constituent la couche sociale la plus vulnérable aux effets des conflits armés. Depuis le début du conflit irrédentiste en Casamance en 1982, on dénombre plus de vingt mille réfugiés répartis entre la Guinée-Bissau et la Gambie, dont 60 % sont des femmes. A force de faire face aux affres du conflit, plusieurs d'entre elles sont parvenues à développer une résilience qui fait d'elles de véritables vecteurs de paix. L'exemple des femmes déplacées de Kaguitte en est un bel exemple qu'il faut absolument chanter. N'était-ce pas hier le 8 mars !
Elles reviennent de loin. Dans la situation de conflit, les femmes du village de Kaguitte (Nyassia) ont su développer des capacités d'adaptation au point de devenir des forces capables d'apporter des changements. Des femmes qui ont payé un lourd tribut dans l'instabilité chronique qui s'est emparée de leur village.
Au cœur de leurs communautés, elles ont sombré dans une nuit sans fin au début des années 1990. Contraintes de quitter leur village, elles ont tout laissé derrière elles. Des récits de vie poignants, à l'image de cette femme de Kaguitte qui, affolée par les crépitements des balles et le cri assourdissant des populations en fuite, a fait face à un dilemme cornélien. Ne pouvant fuir avec ses deux enfants, elle a dû abandonner son bébé dans la chambre, préférant emporter l'aîné, âgé de 7 ans.
"La situation était indescriptible. Je n'avais personne pour m'aider et il fallait partir vite et léger pour pouvoir échapper. Je me suis dit qu'il valait mieux partir avec mon garçon de 7 ans qui devait pouvoir se débrouiller avec moi, pour parcourir les 8 km qui séparent le village de Kaguitte de l'axe principal situé au village de Dialang sur la route de Nyassia. J'ai juste pensé que les assaillants ne feraient rien à un bébé et cette croyance était tirée au plus profond de mon être".
Miraculeusement, le bébé a survécu, suite à une chaîne de solidarité villageoise. Cependant, la maman porte à ce jour le traumatisme de cet épisode. Elles sont nombreuses les femmes de Kaguitte qui ont développé le syndrome de stress post-traumatique, suite à l'instabilité qui a prévalu pendant longtemps dans la zone.
"En ralliant le village de Dialang à pied, j'ai perdu mes habits. J'étais toute nue. Ce sont les militaires qui m'ont donné une couverture. Je n'ai jamais voulu me rappeler cette sombre étape de ma vie. J'ai toujours peur de m'en souvenir", témoigne cette veuve déplacée de Kaguitte.
L'enfer des mines anti-personnelles
En plus du stress que la plupart d'entre elles ont développé, plusieurs femmes se sont retrouvées mutilées, parce qu'ayant sauté sur une mine anti-personnelle. En effet, plusieurs d'entre elles ont rencontré les engins de la mort en se rendant à leurs vergers ou à leurs champs. Mutilées, des femmes ont dû subir l'abandon de leurs époux à l'image de S. M.
"Je suis de Kaguitte et j'ai sauté sur une mine en allant récolter des oranges. Après l'accident, des militaires sont venus me transporter à Oussouye, puis à l'hôpital de Ziguinchor. J'ai été amputée de la jambe. C'était très dur. Je suis mariée et mon époux est à Kaguitte. J'ai plusieurs enfants et depuis cet accident, mon mari vient rarement me voir (...). Je n'ai pas de moyens pour nourrir mes enfants..."
La perte de leur époux ou de leur soutien a fait également que certaines femmes de Kaguitte se sont retrouvées mères de famille avec une progéniture à nourrir. La vie n'a pas également été de tout repos pour les déplacées de Kaguitte qui ont dû renoncer à leur vie paisible pour affronter inéluctablement la vie citadine de Ziguinchor.
Une réalité qui a entraîné dépaysement et stress chez plusieurs d'entre elles. Les femmes déplacées de Kaguitte ont confié que leurs conditions de vie, dès leur arrivée à Ziguinchor, ont été très difficiles. Selon S. Kâ : "La vie à Ziguinchor était difficile. La nourriture ne suffisait pas. Nous n'avions pas de ressources, nous vivions dans la promiscuité."
En plus, ces femmes soutiennent n'avoir rien ramené de Kaguitte. "Nous sommes arrivées avec rien à Ziguinchor. D'ailleurs, je suis arrivée avec ma tenue des rizières", explique S. D.
Un village meurtri, plusieurs fois rayé de la carte
Le 31 mai 1991, intervient le premier accord de cessez-le-feu entre le MFDC et l'Etat du Sénégal. Pour les populations de Kaguitte qui ont durement vécu les effets du conflit en Casamance, c'est un espoir naissant, le début d'une accalmie tant rêvée.
Mais, comme un château de cartes, cet espoir va très vite céder la place au cauchemar. L'abbé Diamacoune Senghor, sans doute le théoricien moderne du MFDC, rejoignait le maquis replié en Guinée-Bissau, le 12 août 1992, jetant ainsi l'opprobre sur l'accord de cessez-le-feu. Les conséquences ne se firent pas attendre. Le 1er septembre 1992, aux environs de 17h 30mn, Atika, la branche armée du MFDC, enterrait le cessez-le-feu en s'attaquant aux militaires de l'armée sénégalaise. Ce fut le début de ce qu'on a appelé la "bataille de Kaguitte".
Comme un coup de pied dans une fourmilière, les affrontements ont dispersé les populations de Kaguitte qui ont fui vers la Guinée-Bissau, Ziguinchor et Oussouye. Dans ce cercle vicieux constitué de violents affrontements, l'attaque du 1er septembre a été d'une violence singulière.
Plusieurs personnes ont perdu la vie et de nombreuses autres arrêtées par les éléments de l'armée sénégalaise, puis traduites en justice. N. S, 45 ans, retournée à Kaguitte, confie : "Le 1er septembre 1992 est une date inoubliable. Nous avons quitté notre beau village en masse et dans la détresse. Depuis, la paix n'est presque jamais revenue. Nous avons toujours peur, car les rebelles sont toujours dans les environs."
Plusieurs membres du village ont été tués à cette date, surtout des hommes. A l'image des hommes de la Casamance, ceux de Kaguitte ont entretenu de bonnes relations avec les femmes du village qui étaient la locomotive de l'économie et de la production. "Nous avons toujours entretenu de bonnes relations avec les femmes qui nous ont toujours apporté soutien dans la gestion de la maison", confie M. D trouvé à Kaguitte.
Lors de cette attaque, les populations quittèrent massivement Kaguitte, abandonnant derrière elles leurs maisons, leurs bétail, leurs champs bref, leur histoire. Le village fut dès lors rayé de la carte de la Casamance. Plus tard, en février 1993, une délégation composée de 11 personnes dont 10 hommes d'âge mûr et Mamadou Diallo, habitant de Kaguitte, alors adolescent, tenta un retour au village.
Sous la surveillance d'éléments de l'armée sénégalaise, ils dormirent cette nuit-là à la belle étoile, faute de demeure en bon état. Le lendemain, ils entamèrent la reconstruction. Le 8 avril 1993, un groupe de 51 personnes regagna aussi Kaguitte, des personnes qui seront réparties sur 3 maisons sous une forte surveillance militaire.
Retour massif
Ce retour coïncida avec l'appel à la paix lancé par l'Abbé Diamacoune. Depuis, d'autres attaques survinrent de manière sporadique, occasionnant des exodes massifs de populations. Pour ne rien arranger, la zone devint infestée de mines anti-personnelles dont les explosions répétées sur des individus, surtout les femmes du village, entraînèrent d'autres exodes massifs.
Le 31 septembre 1997, un véhicule sauta sur une mine et fit 5 morts et plusieurs blessés. Prises de panique, les populations quittèrent à nouveau le village. Au tout début des années 2000, le retour au village avait enregistré plusieurs candidats qui, craignant les mines, avaient emprunté les bolongs pour rallier Kaguitte.
En 2004, le retour fut si massif que des organisations de coopération décidèrent de construire des établissements scolaires et des structures sanitaires, en s'impliquant également dans le processus d'accompagnement du retour des populations.
"Kaguitte avait la réputation d'être un village modèle, une sorte d'Eldorado où coulaient le lait et le miel. C'était aussi un village cosmopolite où se rencontraient des populations d'ethnies différentes (les Peuls, les Manding, les Diolas, les Manjacks...", rapporte Abraham L. K Ehemba, dans un livre paru à titre posthume intitulé "Un rêve habité, textes et recherches sur la situation en Casamance", Edition Enaar kullimaaro Ecole de la Paix de Ziguinchor, février 2010. P 113-114.
Au total, plusieurs déplacements massifs dus au conflit ont été notés à Kaguitte en 1991, 1993, 1996 et 1999.
LA VIE À ZIGUINCHOR
Place à l'action
Aujourd'hui, elles retrouvent de plus en plus leurs marques à Ziguinchor où les activités de teinture et de savonnerie leur permettent de subvenir tant bien que mal à leurs besoins. Le chemin aura été long pour ces femmes qui étaient prises dans un tourbillon de violence.
Leur nouvelle vie n'allait pas être de tout repos. Arrivées à Ziguinchor, les femmes déplacées de Kaguitte ont été confrontées à un dépaysement matérialisé par la difficulté de s'insérer dans la vie citadine. Plusieurs d'entre elles seront obligées de retourner au village, malgré le danger permanent qui y régnait.
Face à une telle situation, celles qui sont restées à Ziguinchor se sont organisées. Le constat sur le terrain, c'est qu'elles ont mis sur pied une association d'entraide et s'adonnent à des activités de teinture et de transformation de produits. "Nous avions juste compris que seule une union sacrée pouvait nous sauver", souligne Rama Dème, présidente du mouvement des femmes déplacées de Kaguitte.
Les nouveaux types d'activités génératrices de revenus, méconnues des femmes avant l'éclatement du conflit, ont permis d'alléger leurs souffrances à Ziguinchor et d'améliorer leur quotidien. Malgré la situation de fragilité qui frappe Kaguitte depuis plusieurs années, le village connaît présentement un développement dans le domaine de la teinture et de la transformation.
Ces nouvelles activités sont en train de concurrencer sérieusement celles connues dans la zone avant les déplacements massifs dus au conflit, notamment la riziculture, l'élevage et le commerce.
Ainsi, les femmes de Kaguitte se sont scindées en deux groupes : les unes sont restées à Ziguinchor, les autres sont retournées au village. M. M, rentrée au village, explique :
"Certes la vie à Ziguinchor n'a pas été facile, mais nous sommes retournés à Kaguitte pour reconstruire notre terroir, en nous appuyant évidemment sur la chaîne de solidarité qu'on avait tissée avec nos sœurs déplacées. Aujourd'hui, l'entraide est telle que la teinture et la savonnerie se sont parfaitement installées dans nos habitudes économiques."
L'application pratique de connaissances et de compétences dans la vie de tous les jours, y compris la gestion de situations difficiles, a renforcé et permis aux femmes déplacées de Kaguitte de se regrouper pour agir. C'est ainsi qu'elles ont intégré le centre de la Fédération départementale des associations féminines de Ziguinchor. Ce fut le début de leurs actions.
Puiser dans la résilience développée pour résoudre le conflit
Grâce aux bénéfices obtenus de leurs activités, les femmes ont pu améliorer leurs conditions et sont même allées jusqu'à soutenir leurs sœurs retournées au village. Rama Dème explique :
"Nous avons introduit la teinture et la savonnerie à Kaguitte. Il s'agissait pour nous d'aider nos sœurs qui sont restées là-bas à avoir une activité génératrice de revenus, vu que l'agriculture a connu un recul avec les attaques répétées et les mines qui jalonnent les chemins des rizières. A force de quitter notre village sous les rafales et les mines, nous sommes arrivées à dompter notre peur, nos craintes, bref nos émotions afin d'améliorer nos conditions de vie et participer à l'essor de notre village, et par là, notre Casamance", clarifie S. Cissé.
Le mécanisme de résilience développé par les femmes déplacées de Kaguitte a engendré dans le village l'essor d'une nouvelle activité économique basée sur la teinture et la transformation. Pour elles, la résilience constitue une piste sérieuse à interroger, dans le cadre de la résolution du conflit.
Selon S.S, "en Casamance plusieurs femmes ont souffert du conflit, mais jamais elles n'ont baissé les bras. Les femmes ont conscience du rôle central qu'elles jouent au sein de leurs familles et de la société. A force de souffrir, nous sommes parvenues à dompter la douleur et avons décidé d'agir pour la paix. A ce sujet, on organise souvent des séances de prières à Kaguitte pour demander à Dieu un retour de la paix. D'autres vont dans le bois sacré pour prier. Souvent, on organise des rencontres au sein des 7 groupements que compte le village pour discuter de la paix et des moyens pour y parvenir".
Un bel exemple à célébrer lorsqu'on chante la femme.