Essai sur un modèle d’analyse
REFLEXION : Pression fiscale et migrations sectorielles de l’entreprise
En marge du débat sur la fiscalité comme facteur de compétitivité, il faut bien reconnaître que l’impôt est une variable stratégique qui conditionne la création, l’implantation, le développement et, parfois, l’extinction de l’entreprise. Aussi, l’impératif de compétitivité impose-t-il au système fiscal un certain niveau d’effort fiscal. Ce critère est traditionnellement mesuré par le ratio Recettes fiscales / PIB.
Il est souvent reproché aux systèmes des pays en développement une trop forte concentration de la charge fiscale sur un groupe de contribuables constitué par le secteur moderne. L’objectif de cette recherche est d’exposer un modèle d’analyse de ce phénomène. Le champ de l’analyse est constitué de trois segments : le secteur national structuré, le secteur international et l’économie souterraine. Le raisonnement consiste à démontrer que si la pression fiscale sur le secteur national structuré est excessive, l’entreprise cherche à se repositionner par des techniques de migration, en se déplaçant soit au niveau international (ce qui rend son activité complexe), soit au niveau souterrain (d’où une extension du secteur informel traditionnel).
L’intérêt du modèle, en dehors de la démonstration sur la fiscalité comme variable stratégique de contrainte, est que dans les deux cas, il y a une éviction budgétaire considérable, compte tenu de la masse de flux financiers qui, si elle n’échappe pas toujours totalement à l’impôt, devient difficile à appréhender. Le secteur national structuré
Il regroupe les entreprises régulièrement constituées, assujetties au régime du réel, tenant des comptabilités. Il s’agit d’entreprises de production industrielles, de négoce ou de prestations de services (y compris les entreprises publiques).
La période post-dévaluation et les mutations institutionnelles dans la sous-région ont contribué à positionner ce secteur comme vecteur de la croissance économique et du développement. Fort de cette position dominante, il a régulièrement sollicité les autorités fiscales, avec une constante finalement incontournable : la baisse de la pression fiscale pour une meilleure compétitivité. Au Sénégal c’est, par exemple, tout le sens qu’il faut donner aux réformes impulsées par le Conseil présidentiel de l’Investissement…
La pression fiscale étant le catalyseur du modèle, un constat semble se dresser sur une première confrontation entre les autorités fiscales et le secteur national structuré. Apparaît dès lors la question de la capacité du système à canaliser la fonction primaire de l’impôt, que constitue la mobilisation de ressources publiques. En d’autres termes, jusqu’où faut-il aller dans la ponction sur une activité accessible ? Quelle est la capacité du système à se réinventer pour investir, d’une manière équitable, tous les foyers de génération de la matière imposable ?
Aussi, en l’absence de solutions offertes par le système, l’entreprise utilise la stratégie du positionnement sur des segments plus difficiles à fiscaliser, d’où deux migrations sectorielles. L’évidence renseigne que le choix de l’un ou l’autre segment dépend de sa capacité financière, et, peut-être bien accessoirement, de ses choix stratégiques autonomes (avec élimination du facteur fiscal comme déterminant).
Le segment international, maillon complexe du modèle
Par le jeu de fusions, absorptions, délocalisations, partenariats, représentations, etc, le segment international s’érige en maillon complexe du modèle. Ne s’internationalise pas qui veut ! La capacité financière et certainement l’effet attractif du secteur d’activité, sont les véritables forces de la migration.
L’intérêt particulier de la migration induit une réflexion sur la fraude fiscale internationale : majorations ou minorations de prix (phénomène des « prix de transferts »), prêts sans intérêts, transferts de technologies rémunérés par des redevances, prestations de services entre sociétés apparentées, etc. Une deuxième confrontation oppose ici les autorités fiscales au secteur international. Il existe à cet effet une multitude de dispositions fiscales (y compris celles contenues dans les conventions bilatérales), destinées à capter la matière imposable, mais leur mise en œuvre efficace n’est pas une chose aisée. C’est certainement l’un des grands chantiers des administrations fiscales…
Même s’il faut préciser que le secteur international ne s’identifie pas systématiquement à la fraude, une question intéressante s’impose : faut-il alléger la pression fiscale pour espérer diminuer la fraude fiscale ? Une tentative de réponse exhaustive risque de nous éloigner de l’analyse explicative du modèle.
L’économie souterraine, perversion fiscale du secteur structuré
Ce phénomène est en réalité une modalité d’extension du secteur informel traditionnel. La technique de fuite devant l’impôt consiste ici à se réfugier dans des activités clandestines, non officielles, qui échappent plus facilement à l’emprise de la fiscalité et du droit social. Mais il est utile de préciser, avec Maurice BASLE[1], que d’autres critères peuvent motiver une telle migration, tel que par exemple, le rendement de l’activité non officielle.
Il faut se référer à une série d’études économiques, pour bien appréhender ce phénomène. Nous en retiendrons quelques unes : BRAUN et LOYZA (1994)[2] ont construit un modèle dynamique dans lequel le secteur informel existe quand la « sur réglementation » (taux d’imposition élevés, coûts élevés d’accès au secteur formel) est associée à un système inefficace et corrompu de contrôle. Les auteurs trouvent que la taille relative du secteur informel est relativement liée à la sévérité des pénalités et positivement liée aux taux d’imposition.
ISACHSEN et STORM (1980) décrivent une économie à deux secteurs, avec un secteur légitime, dont le taux d’audit est élevé et une économie clandestine avec un faible taux. Ils montrent qu’un accroissement supplémentaire du taux d’audit du secteur légitime pousse les travailleurs à entrer dans l’économie clandestine, entraînant la possibilité d’une baisse du revenu déclaré cumulé.
D’autres enquêtes sont utilisées pour étudier le niveau de conscience du contribuable et ses attitudes face au système fiscal, ainsi que la tendance à participer à l’économie clandestine : VOGEL (1994), SPICER et LUNDSTEDT (1976), SONG et YARBOROUGH (1978), MASON et CALVIN (1984), etc. Une des conclusions auxquelles nous aboutissons est que, comme le fait remarquer le sociologue Jean François BAYARD, l’on oppose souvent à tort économie formelle et économie informelle. « Les opérateurs qui travaillent dans l’informel sont souvent des opérateurs de l’économie formelle : les grands flux de la contrebande sont gérés par les détenteurs du pouvoir formel ou par des entreprises tout autant formelles. Il y a là aussi un lien organique entre le visible et l’invisible »[3]. ¨¨¨ Nous ne pourrons finir cette réflexion sans en référer à l’analyse de LAFFER, avec notamment sa fameuse courbe, telle que rapportée et développée par Jude WANNISKI[4]. La théorie distingue l’effet arithmétique et l’effet économique d’une baisse du taux d’imposition ; elle en conclut que les taux les plus bas peuvent engendrer une activité économique plus importante, une base imposable plus élargie et un revenu fiscal plus important. Mais ce n’est là qu’une conclusion partielle qu’on peut tirer de l’analyse du modèle. En réalité, nos systèmes ont besoin d’une véritable ingénierie fiscale pour faire face aux migrations perverses ! Il est possible de le faire…
Dr Hamid FALL
Inspecteur principal des Impôts
Docteur en Droit