L’HISTOIRE DES AUTODAFÉS DANS LE MONDE
Le 2 février, des membres du SAES organisent une cérémonie solennelle pour procéder à l’incinération de la Loi-cadre sur les universités, votée par le Parlement du Sénégal. Après cet acte, ils dispersent «une partie des cendres (...) au Rectorat...
«Le pouvoir politique est fragile sans le pouvoir culturel» (Léopold Sédar Senghor)
«Où l’on brûle les livres, on finit aussi par brûler les hommes» (Heinrich Hein)
Le terme autodafé vient du portugais «auto da fé» qui signifie littéralement acte de foi. C’est la cérémonie de pénitence publique célébrée par l’Inquisition espagnole, française ou portugaise, pendant laquelle celle-ci proclamait ses jugements contre ceux qui ne se soumettaient pas au dogme catholique.
Les coupables étaient brûlés sur la place publique. Le tribunal de l’Inquisition a été créé en 1233 par le Pape Grégoire IX et avait pour mission de démasquer les hérétiques et catholiques non sincères.
Dans le langage populaire, le terme autodafé est devenu pratiquement synonyme d’une exécution par le feu d’hérétiques. Le terme autodafé est aussi couramment utilisé pour caractériser la destruction publique de livres ou de manuscrits par le feu.
Les autodafés constituent le symbole de la mise au pas culturel dans un pays, pour imposer aux populations une culture officielle. Les autodafés, lorsqu’ils sont étatiques, apparaissent souvent dans des régimes dictatoriaux ou semi-totalitaires, dans lesquels existent une hostilité à la pensée libre et des attaques contre les intellectuels. La censure d’Etat, manœuvre violente, se traduit par l’autodafé d’ouvrages religieux, politiques ou romanesques.
La mise au pas culturel passe nécessairement par l’interdiction de tous les ouvrages qui s’opposent à l’idéologie du régime politique en place. Dans ce cas, le livre s’avère être un outil de propagande pour les autorités étatiques. Si on censure en brûlant les ouvrages, c’est parce que le livre est également un moyen de contrepouvoir et de refus de l’uniformisation. L’oppression intellectuelle n’est donc pas différente de l’anéantissement physique.
En effet, la mise au pas de la vie culturelle des peuples existe depuis l’antiquité. Il serait donc laborieux, voire fastidieux, de vouloir énumérer tous les autodafés d’ouvrages que l’humanité ait connus depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours.
L’objectif de cette contribution est tout simplement de montrer les rapports souvent heurtés entre le pouvoir politique et un type de savoir livresque, des rapports conflictuels pouvant se traduire par des autodafés d’ouvrages ou de manuscrits. Nous citerons en exemples des pays comme la Grèce, la Chine, l’Espagne, la France, l’Allemagne, les EtatsUnis, la Russie, l’Irak, le Mali et le Sénégal.
Dans l’antiquité grecque, c’est Platon, une des plus grandes références de la philosophie, qui a appelé à dénoncer et à punir les impies, en cas de récidive qu’on leur fasse subir la peine de mort (Timée : 30c-31b). Platon, ennemi de la société ouverte et de la démocratie, prône une éducation d’élite.
Une des cibles de Platon fut le sophiste Protagoras qui, vers 444 avant Jc, écrivit des lois pour Périclès qui allèrent dans le sens de la démocratisation. Pour Karl Popper (dans son ouvrage La société ouverte et ses ennemis), Platon porte en lui les germes des totalitarismes futurs comme la théocratie, le nazisme et le communisme. Il aurait tellement détesté Démocrite (460-370 avant JC) qu’il avait souhaité que tous ses livres fussent brûlés.
En tant qu’aristocrate, il n’aurait pas souhaité que le Peuple accédât au débat politique. Des spécialistes montrent que «ce fut particulièrement Platon qui demanda à ce que les ouvrages de Protagoras fussent brulés». Des actes similaires sont enregistrés en Chine deux siècles plus tard.
De manière récurrente, les autorités chinoises procèdent à des autodafés. En 213 avant Jc, sous le magistère de Qin Shi Huangdi, un édit est promulgué pour ordonner la destruction de tous les livres qui s’opposent à l’idéologie de l’empereur. Le premier empereur de Chine décide de mesures radicales pour asseoir son pouvoir, imposer une doctrine officielle de son régime, le légisme (l’absolutisme).
Tout détenteur d’ouvrages interdits encourt la peine de mort, ainsi que sa famille. Cette politique se résume dans la formule Fenshu Kengru («bruler les livres et enterrer vivants les lettrés»). Parmi les ouvrages interdits, figurent ceux du grand sage Kongfuzi (Confucius) qui compte de nombreux disciples, faisant l’éloge du système féodal antérieur et contestant la vertu des lois.
A cause de la politique d’épuration, environ 460 lettrés sont tués, d’autres rejoignent les condamnés travaillant à la Grande Muraille. L’édit est révoqué en 191 avant Jc sous la dynastie des Han. Sous Han Wudi (156-87 avant Jc), le confucianisme est imposé comme doctrine d’Etat et continue de l’être jusqu’à la fondation de la République de Chine en 1911. En 1966, pendant la grande révolution culturelle prolétarienne, le Président chinois Mao s’en prend aux anciennes idées, cultures, coutumes et habitudes.
Ce qui autorise les gardes rouges à brûler les livres des auteurs classiques, à détruire l’architecture traditionnelle et les temples anciens (bouddhistes pour la plupart). Les mosquées ont été soit fermées soit détruites. Même dans l’intimité du foyer familial, il est impossible d’afficher le moindre signe religieux. Dans les régions musulmanes de l’Ouest de la Chine, des exemplaires du Coran sont détruits dans de grands autodafés. Des manuscrits bouddhistes sont également brûlés.
Des millions de Chinois ont été tués pendant la révolution culturelle de Mao. Même après Mao, des livres sont brûlés en Chine. En 1998, les autorités chinoises ont fait détruire 50 000 exemplaires d’un mensuel appelant à la libéralisation du régime. En refusant le libéralisme politique, les autorités chinoises optent pour une dictature du Parti communiste chinois (Pcc) qui s’apparente, à quelques exceptions près, au monarchisme européen de l’époque médiévale et des temps modernes.
En Europe, le XIIème siècle marque à la fois le commencement du pouvoir de l’inquisition catholique contre la libre société des Cathares du Languedoc, et le pouvoir des oulémas intégristes de l’islam contre la société ouverte des califes de Cordoue (sud de l’Espagne). Averroès (Ibn Ruchd) a osé s’opposer au fondamentalisme intellectuel et vouloir chercher à «libérer la pensée musulmane de l’emprise du juridisme trop étroit et d’une théologie faussement spéculative».
La religion, selon Averroès, n’est pas contre la raison ni contre la rationalité. Pour lui, l’étude de la philosophie est ultimement un devoir religieux. De façon très significative, il fait valoir que l’ennemi est «dedans», plutôt que «dehors».
Averroès se heurte alors aux ultraconservateurs de l’époque. Le sultan d’Andalousie (sud de l’Espagne), donnant un gage au parti religieux fanatique, avait exilé Averroès au Maroc en 1107 (où il meurt en 1198 à l’âge de 72 ans) en ordonnant l’autodafé de ses ouvrages. Ses livres philosophiques sont brûlés à Séville et à Marrakech. Pour Abdel Wahab Medeb (dans son ouvrage Sortir de la malédiction), le destin malheureux de l’islam commence avec la défaite du philosophe face au clerc, avec l’éclipse de Averroès. L’islam ne s’en remettra pas pour ce qui est de la réflexion philosophique.
Quatre décennies après la disgrâce de Averroès, la littérature juive est confisquée dans le royaume de France sur ordre de Saint-Louis. Talmud est l’objet d’un procès à Paris en 1240. A l’issue de ce procès, la littérature juive est condamnée et brûlée en 1242 et 1244. Cela se situe dans le contexte de l’évolution d’une Europe christianisée qui refuse les pensées marginales et tend à limiter les conditions d’existence des Juifs.
Jusqu’au siècle des Lumières, les idées progressistes sont combattues en France. Des livres sont brûlés en place publique. A titre d’exemple, l’ouvrage de Claude Adrien Helvétius, intitulé De l’Esprit, est réduit en cendres en 1758. Au XXe siècle, avec la montée des totalitarismes, le centre de gravité de la «biblioclastie» européenne se déplace vers l’Allemagne.
En Allemagne, sous le troisième Reich, les autorités procèdent à des brûlements massifs d’ouvrages communément appelés Autodafés allemands. Ces derniers résultent d’une préparation de plusieurs semaines, avec la complicité d’enseignants et de recteurs d’universités, des étudiants du parti nazi et des Sa (sections d’assaut créées par Hitler en 1924).
Le 10 mai 1933, au cours d’une cérémonie savamment mise en scène devant l’opéra de Berlin et dans 21 autres villes allemandes, des étudiants, des enseignants et des membres des instances du parti nazi aspergent d’essence et brûlent publiquement 20 000 ouvrages.
Les ouvrages brûlés portent la signature des écrivains juifs, des marxistes ou pacifistes. Parmi les auteurs honnis, on peut citer Sigmund Freud, Karl Marx, Stéphan Zweig et Erich Maria Remarque. Sous le règne des nazis, des millions de personnes ont été tuées, des corps ont été brûlés dans des crématoriums et les cendres dispersées dans des cimetières, des mers et des fleuves.
Le grand savant Albert Einstein, d’origine juive, engagé dans la bataille contre le nazisme depuis 1914, décide de quitter l’Allemagne après la mise à sac de sa maison. Il se réfugie aux Etats-Unis le 17 octobre 1933 et obtient la nationalité américaine en 1940. Quelques années plus tard, dans le contexte de la guerre froide, des milliers d’ouvrages ont été censurés par le feu dans le pays d’accueil de Einstein.
Dans le cadre du maccarthysme, le 16 juin 1953, les autorités américaines brûlent 30 000 ouvrages appartenant à des «gens de gauche» comme Robin des Bois, Mark Twain, Jack London, Sinclair Lewis, etc. Les époux Rosenberg (Julius et Ethel), accusés d’avoir donné des secrets atomiques à l’Urss, sont exécutés le 19 juin 1953. Ce qui entraîne la résistance de Einstein qui dénonce le maccarthysme comme un recul démocratique et un danger pour la société américaine.
Au début du XXIe siècle, c’est le Président russe Vladimir Poutine qui ordonne les autodafés d’ouvrages. Il rétablit l’autorité de l’Etat et utilise les jeunes pour dérouler sa politique. En 2004, les jeunes «poutiniens» russes, avec le slogan «Idushie vmieste» («allons ensemble»), s’érigent en gardiens de la moralité et se donnent pour mission de «purger la littérature russe» des auteurs indésirables comme Viktor Pelevine et Vladimir Sorokine.
Ces derniers ont eu le malheur de décrire certains maux de la société russe contemporaine comme le sexe, la drogue, la violence et le manque de repères. Les jeunes acquis à la cause de Poutine brûlent sur la place publique, les ouvrages honnis de Pelevine et Sorokine.
Le Président russe finit par adouber ces jeunes qui lui vouent un véritable culte de la personnalité. Le retour au pouvoir de Poutine en 2012, après l’intermède Medvedev, coïncide avec la montée en puissance des mouvements intégristes musulmans qui conquièrent des espaces et procèdent à des autodafés d’ouvrages et de manuscrits.
En 2012, au Nord du Mali, des islamistes brûlent les manuscrits du centre Ahmed Baba. Au début du mois de février 2015, des extrémistes du Daech (Etat islamique) détruisent par le feu, 2000 livres de la bibliothèque centrale de Mossoul en Irak. Presque simultanément avec l’autodafé d’une loi au Sénégal.
Le lundi 2 février 2015, à quelques jours du 29e anniversaire du décès de Cheikh Anta Diop, des membres du Syndicat autonome de l’enseignement supérieur (Saes) organisent une cérémonie solennelle pour procéder à l’incinération de la Loi-cadre sur les universités, votée par le Parlement du Sénégal. Après cet acte, ils dispersent «une partie des cendres (...) au Rectorat (et font) part du décès de la loi cadre n°18/2014 relative à la gouvernance universitaire» : c’est le deuxième autodafé en milieu universitaire dans l’histoire du Sénégal.
Le premier autodafé dans une université du Sénégal remonte à 1869 lorsque les Français, courroucés par le soutien du recteur Boubacar Penda Yéri à Lat Dior, brûlèrent la bibliothèque de l’université islamique de Pire. Les «biblioclastes» de Pire étaient dans une politique de pacification pour imposer l’autorité coloniale, tandis que les incinérateurs de la Loi-cadre sont des agents de l’Etat en désaccord avec le gouvernement. C’est un cas atypique et intriguant.
D’habitude, ce sont des étudiants, apprenants et émeutiers qui brûlent des pneus, incendient des édifices publics et réduisant en cendres des registres et autres documents d’archives ou de référence. Mais aujourd’hui, ce sont des universitaires et sommités intellectuelles qui utilisent le feu pour exprimer leur courroux. Le feu, comme outil de toute-puissance dans les régimes autocratiques, est-il devenu une arme pour des subalternes dans les Etats démocratiques ?
Cet acte prémédité n’a rien d’anodin. Il est la suite logique de l’expansion d’une culture révolutionnaire, d’un pourrissement de la démocratie ouvrant la porte à l’ochlocratie et à la médiocratie, de la politique politicienne excessive et de l’évolution d’une sémantique «pyromanisante».
Depuis quelque temps, le verbe «brûler» apparaît souvent dans les titres d’articles portant la signature de grands intellectuels ou spécialistes : «Faut-il brûler le Conseil constitutionnel ?», «Faut-il brûler Memba ?», etc. En nous inspirant de grands sages, nous avons tous intérêt à faire attention à nos pensées car elles deviennent des actes, à faire attention à nos actes car ils deviennent des habitudes, à faire attention à nos habitudes car elles deviennent nos caractères.
Et nos caractères sont nos destins.