L’IGE RELANCE LE DÉBAT SUR LA CRISE DES ARCHIVES ADMINISTRATIVES
Que serait une Administration sans mémoire ?
Les archives, qui constituent le noyau dur de la mémoire institutionnelle, désignent les documents produits ou reçus par les administrations, les services publics, les entreprises... Elles constituent le fondement des activités régaliennes de l’Etat.
L’exigence actuelle de transparence publique, la demande de la société en faveur de la mémoire, le devoir de vérité et de justice placent aujourd’hui archives, archivistes, usagers de la recherche et citoyens devant des enjeux considérables et nourrissent des questions proprement politiques.
La présentation du rapport de l’Ige de l’année 2014 révèle une méprise totale de la fonction Archives dans les services de l’Administration publique, et interpelle au-delà des producteurs et usagers des archives, l’Etat qui a un pouvoir régalien sur les archives. Depuis l’avènement du Sénégal à l’indépendance, l’histoire des archives administratives n’est faite que de turbulences.
Déjà, dans les premières années de l’accession du pays à la souveraineté nationale, dans une note sur les relations entre les administrations publiques et les archives, Jean François Maurel alors directeur des Archives, que les Archives nationales du Sénégal ont célébré le 9 juin 2015 à l’occasion de la Journée internationale des archives, dénonçait «la mauvaise gestion des archives en formation, la mauvaise pratique des versements et l’utilisation trop limitée des archives comme source de documentation».
Il fixait dans la même note des objectifs à moyen et long terme pour une meilleure sauvegarde des archives1. Depuis cette date, tous les gouvernements successifs, du Président Senghor au Président Abdoulaye Wade, ont fait le même constat, sans trouver une solution pérenne. Prenons quelques repères :
En 1971, le Premier ministre Abdou Diouf préconisait une bonne tenue des documents d’archives, notamment pour leur conservation matérielle. «En ce sens, il proscrit l’utilisation inconsidérée du crayon à bille, du fait de ses effets néfastes sur le support du document, le papier.» 2 La même année, il rappelait à certains représentants de l’Etat la nécessité de protéger les documents administratifs, en particulier ceux qui ont un «caractère confidentiel évident».
Il recommandait la mise en place au sein des départements ministériels de bureaux d’archives pour conserver les documents qui n’ont pas encore atteint leur date de versement aux Archives nationales du Sénégal et qui serviront encore à traiter des affaires courantes 3.
En 1978, le Premier ministre Abdou Diouf relevait à nouveau la rareté du dépôt des textes des discours, déclarations et articles des personnalités publiques, et invitait ceux qui en étaient chargés de la rédaction, distribution et publication à inscrire la direction des Archives du Sénégal au nombre des destinataires4.
En 1981, le Premier ministre Habib Thiam invitait à son tour l’ensemble des producteurs des documents publics au niveau de l’Administration centrale, à en déposer des exemplaires au Bom de la présidence de la République5.
Le 23 mars 2000, juste après l’alternance, le Premier ministre Mamadou Lamine Loum demandait aux ministères de verser leurs archives à la direction des Archives du Sénégal. Cela se fit avec quelque lenteur, puisqu’à 24 heures de la passation du pouvoir, sur 36 ministères, un seul, le ministère délégué chargé des Relations avec les Assemblées avait déposé ses documents.
Le Secrétaire général du gouvernement et le conseil juridique de la présidence de la République en avaient fait de même6. Dans la même circulaire, le Premier ministre insistait sur le fait que «la passation des services doit se faire sous la présence d’un archiviste, et que seuls les objets personnels seront emportés».
Le 12 novembre 2002, le Premier ministre rappelle aux départements ministériels leur responsabilité dans la conservation des archives. Il leur notifie en particulier qu’en quittant leur poste, les membres du gouvernement ne peuvent emporter que leurs papiers strictement personnels.
Le constat est donc général
Tous les régimes qui se sont succédé au Sénégal depuis l’indépendance se trouvent confrontés au problème des archives. Le rapport de l’Ige de 2015 ne fait donc que rappeler un mal endémique qui gangrène le fonctionnement de l’Administration sénégalaise.
La récurrence du constat d’une mauvaise tenue des archives est en réalité la traduction de l’existence d’une crise profonde qui mérite une étude plus approfondie. La crise en effet est celle de l’institution qui incarne les archives, la crise de la profession et la crise de la fonction Archives elle-même.
Cette crise est d’autant plus grave qu’il existe un désintérêt total de la plupart des décideurs pour ce domaine de l’activité publique et de la responsabilité régalienne de l’Etat. Hormis les Premiers ministres cités, je n’ai jamais entendu un ministre de la République parler publiquement des archives.
Seuls les vérificateurs de la Cour des comptes ou de l’Ige posent la problématique de la gestion des archives administratives. A titre indicatif, avant le rapport de l’Ige de cette année, celui de la Cour des comptes de 2012 faisait mention du mauvais archivage des dossiers de marché du Coud7.
En le faisant, les vérificateurs ne font d’ailleurs que lancer un plaidoyer sur le matériau de base de leur travail. En effet, les archives ont avant tout un rôle probatoire. Sans elles, le contrôle de gestion, et la reddition des comptes attendus de tous les gestionnaires de l’Administration publique ne peuvent se faire.
Des éléments de réponse existent pourtant pour les problèmes d’archivage que pose le rapport de l’Ig. Le Sénégal, après la loi n° 8102 du 2 février 1981 relative aux archives, a voté une autre loi le 30 juillet 2006.
Il s’agit de la loi n° 2006-19 du 30 juin 2006 relative aux archives et aux documents administratifs, publiée dans le journal officiel n° 6291 du 5 août 2006, et du décret n°2006-596 du 10 juillet 2006 portant organisation et fonctionnement de la direction des Archives du Sénégal.
La loi fait mention de l’obligation pour tout fonctionnaire ou magistrat qui quitte un poste de transmettre ses archives à son successeur, ou de les déposer au service des archives pour leur conservation (article 6 de la loi du 30 juin 2006). C’est ainsi que pourra être assurée la continuité de l’action administrative. Des sanctions pénales sont prévues contre tout fonctionnaire qui détruirait des archives (article 26 de la loi).
Le Titre 3 de la loi d’archives traite des relations entre l’Administration et les Archives
Les ministères et autres services publics sont responsables de la conservation de leurs archives, sous la supervision de la direction des Archives nationales (Article 31 du décret du 10 juillet 2006).
Cette dernière doit établir, en collaboration avec tous les producteurs de documents des services publics, un calendrier de conservation qui doit être le cœur du dispositif de conservation des archives, au niveau national (article 34 du décret). Les ministères et autres services publics enfin sont responsables du tri de leurs archives, qui doit être mené sous la supervision des Archives nationales.
L’application des dispositions de la loi d’archives et de son décret d’application est donc un début de réponse à la crise que traversent les Archives depuis plusieurs années maintenant.
Il faut bien entendu au préalable donner à la fonction Archive sa place véritable dans l’Administration
En effet, du point de vue historique, les archives en tant que fonction ont fait leur entrée dans l’Administration française dont le Sénégal a hérité en 1936, avec les archivistes missionnaires dont le rôle était justement d’aider dans l’organisation des archives dans les ministères.
Les archives avaient alors la même importance que les services du courrier et de l’enregistrement, les services de rationalisation (Organisation et méthodes qui d’ailleurs dans le contexte américain relève des archives (Records management), mais aussi le service des statistiques qui depuis le 19e siècle et la création de l’Insee en France, existe dans tous les grands ministères.
C’est l’ensemble de ces fonctions qui constituent le Savoir dont on parle dans la science administrative, et qui précède les autres composantes de la fonction de Commandement : Faire exécuter, Contrôler, et Faire savoir.
Le service d’archives doit donc être une réalité partout dans l’Administration publique, avec des ressources humaines et des moyens, en particulier des locaux adaptés pour le pré archivage, c’est à-dire la conservation des archives du deuxième âge, celles qui ne sont plus utilisées dans la gestion quotidienne, mais que l’Administration est obligée de conserver en vertu des prescriptions légales, pour faire face aux contrôles, mais aussi pour une réexploitation. (Les archives du Coud et des autres administrations qu’évoque le rapport de l’Ige font partie de cette catégorie).
Les Archives nationales qui coiffent le réseau national d’archives, et qui reçoivent les archives qui ne sont plus utilisées dans la gestion quotidienne (archives du 3e âge), doivent en particulier, entre autres moyens de conservation, être dotées d’une Maison des archives. Voilà les conditions minimales qui permettront de résoudre les problèmes ponctuels d’archivage qui se posent dans les administrations publiques.
Cependant, une solution pérenne des archives au Sénégal nécessite la mise en place d’une véritable politique nationale d’archives. La revendication actuelle d’une Maison des archives se justifie amplement, son inexistence constituant depuis toujours, et surtout en ce moment, un facteur rédhibitoire pour une conservation des archives.
La matérialisation de l’engagement des autorités politiques au plus haut niveau de satisfaire cette demande est attendue de tous les professionnels, mais aussi des autres usagers des archives. Mais si honorable soit-elle, la demande d’une Maison des archives nationales ne doit se substituer à une véritable réflexion sur les archives et sur la crise ouverte qu’elles traversent depuis des années.
La définition de cette politique interpelle au-delà des archivistes professionnels, tous les acteurs et usagers. Je pense en particulier aux chercheurs qui ont le devoir professionnel de s’engager dans une réflexion sur les archives, leurs usages et leur politique, mais aussi aux producteurs de documents dans les services publics, dont la responsabilité est engagée dans le processus de conservation des documents.