LE POUVOIR DU PARDON
Mandela a démontré que pour être libre, il faut avoir la foi en un idéal et combattre ses démons intérieurs. C’est le cheminement de tout être humain qui veut mener une vie sereine, joyeuse et réussie
L’Afrique du Sud célèbre, ce 19 décembre (Ndlr : hier), le premier anniversaire de la mort de Nelson Mandela, le géant ayant mis à genoux le système de l’apartheid. Ce lion a rugi 27 ans durant pour faire prendre conscience à ces concitoyens et au monde entier qu’on ne peut éternellement opprimer tout un peuple du fait de sa couleur. Par son intégrité morale, sa loyauté à son idéal et son courage exceptionnel, il a permis à des millions de Sud-Africains de retrouver leur dignité d’être humain à part entière.
Ce géant, par l’ampleur de son acte de vérité et de justice, a touché les cœurs au-delà des mers, soulevé des foules blanches en Occident contre l’apartheid, ce système inique d’une rare perversité qui prônait l’asservissement et la séparation des hommes du fait de leur race.
En ce jour, me revient en mémoire ce pèlerinage à Robben Island, guidé par un des vieux compagnons de Mandela, le Sud-Africain-Indien, son petit frère Ahmed Kathrada, qui avait fait aussi plus de 20 ans de prison.
C’était un mois de juillet, en plein hiver austral. Nous prenons le ferry de Cape Town pour Robben Island, emmitouflés dans nos vestes coupe-vent qui nous tenaient chauds et bloquaient le vent glacial qui nous fouettait le visage. Nous étions tous tendus, concentrés et, pour ceux qui effectuaient ce voyage pour la première fois, très émus ! Robben Island, île devenue mythique depuis qu’un certain Mandela y a vécu pratiquement 18 années de sa vie.
En accostant, ces murs gris, figés sur une terre aride, rocailleuse et sans âme, vous étreignent la gorge. Alors, nous entrâmes dans cette prison comme dans une cathédrale : sur la pointe des pieds, dans le recueillement. Ces grilles, ce couloir sombre, puis... la cellule, la fameuse 46664.
Lors de ma première venue, je n’avais pu pénétrer dans l’enceinte de la prison, mais cette fois-ci, en visite officielle, je découvre avec effroi cette petite pièce où Mandela a survécu tant d’années. Je m’approche de la fenêtre, juste pour apercevoir un bout de ciel. J’imagine que c’est durant ces moments de contemplation qu’il rêvait de cette Afrique future libérée de l’oppression et des inégalités.
Dans cette cellule grisâtre encore pleine de l’âme de Mandela, on se demande comment il faisait pour ne pas déprimer durant l’hiver austral où, la lumière du jour durait si peu et où les nuits étaient si longues...
La mélancolie gagnait le groupe ; il fallait s’éloigner des lieux. Et notre célèbre accompagnateur nous expliqua comment les militants de l’Anc avaient trouvé le moyen d’organiser un système de formation au nez et à la barbe des gardiens. Ainsi, chacun selon ses compétences devenait enseignant dans la cours, durant les repas, dans les carrières, partout où le contact était possible.
Et lorsque la discipline se durcissait, ils utilisaient le papier cigarette ou toute autre surface pour écrire. Ces missives s’échangeaient dans la cour où dans les carrières. Un collègue sud-africain présent et qui a séjourné à Robben Island avec Mandela, suite à une grève estudiantine, l’a confirmé en précisant que c’est par ce système sophistiqué qu’il s’est préparé à terminer ses études à sa sortie. Aujourd’hui, il est Ceo d’une grande compagnie privée.
Ensuite, nous sommes allés visiter les Carrières. En descendant du bus, nous étions éblouis par les éclats des reflets de la pierre. Nous clignotons, puis fermons les yeux. Comment, pendant toutes ces années, chaque jour, Mandela et ses camarades ont pu supporter cette luminosité si agressive ? Je regarde notre accompagnateur qui avait vite échangé ses lunettes de vue contre d’autres très sombres.
Et le souvenir de Mandela, toujours avec des verres fumés, me remontent. Oui, tous ont subi les affres du soleil. Devant ces cailloux blancs scintillants sous le ciel, je sens une rage folle sourdre dans mes entrailles.
Comment tant de vies ont-elles pu être détruites ! Car j’imagine le tac-tac de la pioche sur la roche qui vous prend la tête, les doigts des mains éraillées, coupées et qui saignent, tac, tac, tac, ce bruit lancinant qui poignarde nos consciences ! 5 ans, 10 ans, 15 ans ..., le même bruit, le même soleil.
Et notre guide d’enfoncer le couteau dans la plaie en égrenant toutes les souffrances endurées, les humiliations, les dépressions, les décès, les supplices divers qu’on leur infligeait, le sadisme des gardes chiourmes qui voulaient les déstabiliser, les amener à trahir leur idéal, leurs camarades, leur parti. Stop !
Nous n’en pouvions plus. Des larmes coulent doucement sur les joues, des sanglots trompent le silence lugubre qui s’est imposé à nous tous... Lentement, le groupe se dirige vers le bus ; il faut partir. A ce moment, on n’a qu’une envie, celle de vomir ce système inique !
Le reste de la visite n’a plus de sens, les explications non plus. Tout ce que nous voulions, c’est de partir, partir, partir, s’éloigner de ce lieu de la mort.
Mais notre guide qui, comme Mandela, a appris à pardonner, nous dit de sa voix suave : «Vous ne pouvez quitter cet endroit dans cet état, je vais vous montrer une dernière chose».
Nous retournâmes à la prison où il nous montra une petite cour intérieure, sans âme, mais, pour lui, «un havre de paix». C’était là qu’ils avaient bâti un «jardin» qu’ils bichonnaient. Mandela, dit-il, aimait particulièrement ce bout de terre. C’était son rayon de soleil, car au travers de ces plantes, il redonnait la vie, il refaçonnait sa terre natale, il créait l’espérance.
Alors, la lumière emplit mon esprit, car je comprenais enfin d’où venait l’extraordinaire sagesse de Mandela qui a émerveillé le monde entier.
Dans ces murs gris et hostiles, avec patience, il a restauré son âme et il s’est renouvelé. Il s’est forgé une mentalité nouvelle. Dans ce jardin perdu, il avait appris à dominer ses pulsions et ses colères. Il avait vécu une initiation. Parce que Mandela n’était pas un Saint et il a dû lutter contre tous les démons en lui : la peur, le ressentiment, la haine, la colère, les humiliations, les frustrations, la violence... Tout ce qui fait de l’être humain un esclave de ses sens.
Il a fait un travail sur lui-même pour dominer ses émotions négatives, les transformer en force vitale qui lui a permis de s’élever au-dessus du lot. Sa colère est devenue sérénité, la haine des Blancs et des geôliers est devenue compassion.
Pour l’amour des siens, pour son idéal de justice, il est devenu un homme libre d’où émanent l’harmonie, la lumière, la paix, la bonté, le courage et la détermination. Il était capable alors d’être le leader du changement du cours de l’histoire. Il pouvait mener son peuple vers la victoire, pour des lendemains meilleurs.
La prison lui avait fait de comprendre la nécessité de bâtir une nation «arc- en-ciel». Ce temps si long, loin de tout, lui a permis de réaliser que pour vaincre, il fallait comprendre ses adversaires, leur donner une marge de manœuvre, les rassurer et leur pardonner pour anticiper tous leurs mouvements.
Au contact de cette nature qui, grâce à ses soins, renaissait à chaque saison, il a vaincu aussi la perversité de ces bourreaux, il s’est élevé au-dessus d’eux. Il s’est libéré de toutes ses chaines physiques et mentales, il est devenu l’homme de la réconciliation !
Et j’ai alors compris cette douceur, cette patience, en un mot cette sérénité qui émanait de lui, lorsque je l’avais rencontré à Cape Town, puis à Genève. Sa voix était pleine d’empathie. Il aimait vraiment les gens. Ses yeux pétillaient de bonté et d’une infinie patience lorsqu’il donnait des poignées de mains.
Dans toutes les photos qu’il avait prises avec nous, qui voulions immortaliser cet instant, il fallait à chaque fois l’extraire de la foule ! Cet homme avait vraiment pardonné, et il était au-dessus de la mêlée. Il pouvait donc transcender tous les facteurs qui s’opposaient à l’unité des Sud-Africains. Au de-là des races et des classes sociales, il avait donné naissance à cette nation arc-en-ciel.
Il me revient alors cette exclamation d’un ministre algérien à la fin de la visite. «Il a réussi ce que nous n’avons pas été capable de comprendre en Algérie après les accords de paix d’Evian, et il a fallu en payer le prix fort par tant d’années de violences...»
C’est ce long calvaire d’un homme à l’assaut de la liberté qui a fait de Mandela une icône mondiale, source d’inspiration. Il a démontré que pour être libre, il faut avoir la foi en un idéal et combattre ses démons intérieurs. C’est le cheminement de tout être humain qui veut mener une vie sereine, joyeuse et réussie. Qu’il soit chef d’Etat ou simple citoyen !
Un dirigeant doit pouvoir s’élever, dominer ses instincts, se mettre au service de son peuple, pratiquer la justice, donner le bon exemple et connaitre les véritables attentes de ses citoyens.
Nous avons alors quitté Robben Island le cœur en paix, parce que nous avions compris que ces souffrances avaient enfanté une espérance encore plus grande !