LE BON DÉPUTÉ
Dans un milieu où les inégalités et les vulnérabilités sociales font florès, le député africain ne peut se contenter d’être un législateur technique n’ayant d’égard qu’a la régularité formelle des normes juridiques
A la suite des élections législatives anticipées au Sénégal, le temps est peut-être venu de parler de ce personnage central du jeu démocratique, le député. Dans le contexte africain, le député, en tant que représentant élu, est souvent perçu comme un acteur clé de la consolidation démocratique et du développement socio-économique. Pourtant, cette figure est aussi confrontée à des défis spécifiques liés à l’histoire coloniale, aux particularités culturelles et aux dynamiques socio-politiques des États du continent. Si le rôle du député est universellement défini par la fonction de représentation, ses responsabilités en Afrique prennent une dimension singulière : il est à la fois médiateur entre les institutions étatiques et les populations, et souvent perçu comme un intermédiaire dans la redistribution des ressources.
Le député est la figure centrale du système de représentation parlementaire à tout le moins historiquement. Investi du mandat de représenter la nation tout entière, il agit en tant que liant entre les aspirations populaires et l’exercice du pouvoir politique. Mais qu’est-ce qu’un bon député ? La question, en apparence simple, renferme une complexité et des aspérités qui méritent qu’on s’y penche avec rigueur. Ce concept s’inscrit à l’intersection de la philosophie politique, de l’histoire des institutions et de la sociologie des élites.
Porter une réflexion sur le concept du bon député dans une perspective africaine, en mobilisant des références historiques, philosophiques et sociologiques adaptées aux réalités du continent est une bonne entrée pour fixer les contours de cette figure particulière. A ce compte, il faudra explorer d'abord les héritages historiques et culturels de la représentation parlementaire en Afrique, avant d’analyser les qualités et devoirs d’un député dans ce contexte. Enfin, nous examinerons le rôle du bon député dans la consolidation des jeunes démocraties africaines et le rapprochement entre l’État et ses citoyens.
Héritages historiques et culturels de la représentation parlementaire en Afrique
La majorité des systèmes parlementaires en Afrique est un héritage sans bénéfice d’inventaire des puissances coloniales européennes. Inspirés des modèles britanniques, français ou portugais, ces systèmes ont été imposés sans jamais tenir compte des structures politiques et socio-anthroplologique préexistantes. C’était proprement un épistémicide institutionnel. Les députés africains du XXe siècle, notamment ceux des années post-indépendance, étaient souvent des visages de l’élite urbaine formée dans les institutions coloniales. L’objectif principal des parlements de cette époque était de stabiliser des États-nations fragiles et de remplacer les institutions coloniales par des structures locales. Mais en creux il s’agissait de perpétuer, sous un format diffèrent, les reliques et l’emprise du colon en projetant sons ombre tutélaire sur toutes les dynamiques en cours. Si bien que la justification souventes fois avancée est très interlope puisqu’au fond, il s’agissait, non point de faire advenir des institutions afro centrées mais de déposséder les peuples de la rationalité qui présidait leur structure traditionnelle de gouvernance collective. Déjà conditionnées à des obédiences métropolitaines ces élites ont omis de repenser à nouveaux frais ces institutions et ont continuer à reléguer les masses populaires aux périphéries extérieures du pouvoir évacuant ainsi leurs aspirations fécondées par leur culturalité. Nul doute alors que cet état de fait est annonciateur d’un télescopage de légitimités et de concurrence normative dans la régulation sociale.
Dès lors, cette importation a créé une onde de perturbation qui a abouti à un irrémédiable décalage entre les attentes des populations locales et les pratiques politiques des élites parlementaires. Les sociétés africaines, fortement ancrées dans des traditions communautaires et des formes de gouvernance locale (comme les conseils d’anciens), ont parfois eu du mal à s’identifier à un modèle de représentation abstrait. Ainsi, le bon député africain doit, dès l’origine, en palliant ces défectuosités historiques, combiner les principes d’un parlementarisme moderne avec des pratiques participatives enracinées dans les réalités culturelles.
Dans les sociétés traditionnelles africaines, la notion de leadership emprunte à une orthopédie axiologique de service, de consensus et de solidarité que la notion de Ubuntu rend parfaitement. Le chef ou le représentant est avant tout celui qui veille sur les besoins de la communauté, agit avec intégrité, respecte les équilibres sociaux, assure le maintien des écritures cosmogonique et historiographique. Ces principes, souvent ignorés à dessein par les cadres parlementaires hérités de la colonisation, restent pourtant une source d’inspiration pour définir le bon député africain.
Cheikh Anta Diop, dans ses réflexions sur les sociétés traditionnelles africaines, rappelle que les modèles de gouvernance en Afrique ne sont pas uniquement des répliques ou des reprises sans inventaire des modèles occidentaux, mais qu’ils puisent dans des normativités sociales propres. Le député africain, dans ce cadre, doit incarner une figure à la fois moderne et enracinée dans ces valeurs locales.
Les qualités et devoirs du bon député dans un contexte africain
L’intégrité et la responsabilité
En Afrique, la corruption maladive constitue un défi majeur pour les institutions démocratiques. Le bon député se distingue avant tout par son intégrité, sa distance avec l’argent. Dans une région où les ressources publiques sont souvent capturées par des élites, il doit se positionner comme un protecteur du bien commun. L’intégrité personnelle, soutenue par une éthique de la responsabilité, est essentielle pour restaurer la confiance des citoyens envers leurs représentants.
L’importance de l’éthique comme levier de transformation politique n’est plus à démontrer. Sous ce trait, un bon député africain, selon cette vision, est celui qui défend les valeurs universelles de justice et d’égalité tout en respectant les obligations morales envers sa communauté.
Max Weber, dans son essai Le Savant et le Politique (1919), distingue deux éthiques fondamentales en politique : l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité. Un bon député doit conjuguer ces deux dimensions. D’un côté, il doit agir conformément à des prescriptions axiologiques qui incarnent des valeurs universelles telles que la justice, l’égalité et la probité. De l’autre, il doit prendre en compte les conséquences de ses actions, en adoptant des positions pragmatiques au service du bien commun.
Dans une société où la corruption politique est souvent dénoncée, l’intégrité personnelle du député devient une qualité essentielle. Cette vertu, soulignée par des sociologues contemporains comme Pierre Rosanvallon (Le bon gouvernement, 2015), est au cœur de la confiance que les citoyens placent dans leurs représentants.
Le bon député doit également posséder une compétence technique et une capacité d’analyse qui lui permettent de « faire droit » de manière éclairée, de penser la qualité de la bonne loi, de la loi nécessaire pour que la loi ne bavarde point. Les lois sont actes de sagesse, de justice et de raison concluait Portalis après avoir relevé qu’elles n’étaient pas de purs actes de puissance. Toutefois, cette compétence ne doit pas se couper de la réalité sociale des citoyens. Le célèbre juriste insistait d’ailleurs : Il ne faut point de lois inutiles ; elles affaibliraient les lois nécessaires ; elles compromettraient la certitude et la majesté de la législation. Le professeur Ysaac Yankhoba NDIAYE exposait déjà avec véhémence et une pointe de provocation, toute son irrévérence sur l’art de mal légiférer. Alors, pour être efficace, le député doit non seulement maîtriser les arcanes du pouvoir, mais aussi rester connecté aux préoccupations quotidiennes de ses électeurs.
Représentativité et proximité
Dans un milieu où les inégalités et les vulnérabilités sociales font florés, le député africain ne peut se contenter d’être un législateur technique n’ayant d’égard qu’a la régularité formelle des normes juridiques. Il doit également être un médiateur social, à l’écoute des besoins des citoyens. Le rôle du député africain dépasse celui d’un simple législateur : il doit aussi se positionner comme un médiateur social. En établissant un dialogue constant avec les citoyens et en s’investissant dans leurs préoccupations, il devient un vecteur de cohésion sociale et un défenseur des droits fondamentaux. Cette médiation exige une capacité d’écoute active, une présence régulière sur le terrain et un engagement concret pour faire remonter les priorités locales au niveau national. Dans de nombreux contextes africains, où l’État peut sembler éloigné des citoyens, le député doit jouer ce rôle de pont entre les institutions et la population, contribuant ainsi à renforcer la confiance dans les systèmes démocratiques et à promouvoir une gouvernance véritablement inclusive. Cela implique une profonde compréhension des dynamiques et des besoins moraux, économiques, culturels et politiques propres à sa circonscription et, plus largement, à la nation
Cela pose la question de la double fonction du député : s’il légifère pour la nation, il est aussi perçu comme un canal pour accéder aux ressources publiques. Le bon député doit donc trouver un équilibre entre son rôle national et ses responsabilités locales.
Le rôle du bon député dans la consolidation démocratique africaine
Promouvoir une démocratie participative et inclusive
La démocratie représentative en Afrique est souvent critiquée pour son caractère élitiste, où les députés apparaissent éloignés des préoccupations des citoyens, par sa trop forte dépendance au pouvoir de l’argent, par la servilité aux logiques de partis. Le bon député doit contribuer à une démocratisation de l’espace politique, en encourageant des mécanismes participatifs comme les consultations populaires et les assemblées locales, en replaçant le citoyen au centre du jeu social. L’économiste et philosophe Felwine Sarr, dans *Afrotopia* (2016), plaide pour une réinvention des institutions africaines afin qu’elles s’arriment davantage aux normativités anthropologiques.
Dans ce cadre, le député doit se positionner comme un relais entre l’État et les citoyens, facilitant une gouvernance plus inclusive et plus transparente. Il est un passeur de sens.
Un autre défi pour le bon député africain est de promouvoir l’État de droit dans des contextes où les institutions sont souvent fragiles, dévoyées et fortement politisées. Cela implique un engagement actif contre les abus de pouvoir et pour le respect des normes constitutionnelles. Par son rôle au parlement, il contribue à limiter les dérives autoritaires et à garantir l’équilibre des pouvoirs. Ici, l’héritage des figures emblématiques de la lutte pour l’indépendance, telles que Patrice Lumumba ou Nelson Mandela, offre des exemples de leadership fondés sur des principes éthiques et démocratiques.
Le député est souvent tiraillé entre deux déontologies : représenter la nation dans son ensemble, et répondre aux attentes spécifiques de sa circonscription ou de son parti. Cette dualité exige une capacité de discernement et une aptitude à concilier des intérêts parfois contradictoires. Edmund Burke, célèbre parlementaire britannique du XVIIIe siècle, affirmait que le rôle du député n’était pas de suivre aveuglément les volontés de ses électeurs, mais de leur offrir son jugement éclairé.
Autant dire que le mandat du député, dans les démocraties modernes, est de nature représentative et non impérative. Le postulat de cette distinction est que le député n’est pas corseté par des instructions formelles de ses électeurs mais agit selon sa propre délibération et sa conscience pour l’intérêt général. Dans le cadre du mandat représentatif, le député n’est pas le simple ventriloque d’une circonscription mais un représentant de la nation tout entière, comme le stipule souvent le droit constitutionnel. Cette approche vise à préserver l’autonomie des parlementaires, leur permettant de fabriquer la loi avec discernement et de dépasser les revendications locales et les partisaneries pour adopter une vision à hauteur nationale et globale des enjeux.
Cependant, ce modèle soulève des tensions, notamment dans les jeunes démocraties et dans les dispositions où les électeurs attendent des réponses concrètes et immédiates à leurs préoccupations locales. En Afrique, par exemple, le député est souvent perçu comme un médiateur entre l’État et sa communauté d’électeurs, chargé de défendre leurs intérêts proches. Cela crée une contradiction entre la logique universelle du mandat représentatif et les attentes pratiques des citoyens. Si le député doit théoriquement exercer sa fonction en toute indépendance, il ne peut ignorer les pressions sociopolitiques qui pèsent sur lui, soulignant ainsi le défi de concilier sa responsabilité nationale avec les attentes spécifiques des électeurs.
La communication et la proximité comme leviers de légitimité
Dans les démocraties contemporaines dont les marqueurs topiques sont une défiance croissante envers les institutions politiques, un besoin irrépressible des sociétés civiles jeunes et informées d’accéder à la vie politique, le bon député doit continuellement réinventer sa relation avec les citoyens. La communication transparente, la consultation régulière et la pédagogie sur les enjeux complexes deviennent des outils essentiels pour restaurer la confiance. Les travaux de Jürgen Habermas sur l’espace public (Théorie de l’agir communicationnel, 1981) rappellent que le dialogue est un pilier fondamental de toute démocratie participative.
Le député, en tant que représentant de la nation tout entière, doit s’affranchir des loyautés de coterie pour exercer la plénitude son rôle au service de l’intérêt général. L’allégeance à un parti politique, bien que souvent nécessaire pour accéder au pouvoir, ne devrait jamais primer sur les responsabilités qu’impose le mandat parlementaire. Les logiques de chapelle, souvent dictées par des calculs électoraux ou des intérêts de groupe, risquent de compromettre l’indépendance du député et de l’enfermer dans des clivages qui freinent la recherche de solutions aux défis communs. L’émancipation des diktats partisans permet au député de légiférer avec intellection (les sont des actes de sagesse, de justice et de raison), en s’appuyant sur une analyse objective des enjeux et sur les besoins réels des citoyens, plutôt que sur des consignes idéologiques ou électoralistes.
Mais à bien considérer, cette émancipation ne signifie pas un rejet des partis politiques, mais plutôt une réaffirmation de l’autonomie intellectuelle et morale du député dans le cadre de son mandat. Cette posture exige un sens aigu de la responsabilité et un engagement éthique profond pour transcender les intérêts particuliers et adopter une vision collective des politiques publiques. En Afrique, où les systèmes politiques sont souvent marqués par des alliances fragiles et des divisions tribales ou régionales, l'indépendance des députés vis-à-vis des pressions partisanes est cruciale pour renforcer la légitimité des parlements et consolider la démocratie. Un député émancipé des logiques partisanes qui n’en est pas un simple notaire ou un vil vicaire au sein de l’hémicycle, est ainsi mieux à même d’incarner un leadership éclairé et de contribuer à une gouvernance plus inclusive et efficace.
Tout compte fait, le bon député en Afrique ne peut être une simple copie de son homologue des démocraties occidentales. Il doit être un acteur enraciné dans les réalités socioculturelles africaines, tout en incarnant des valeurs universelles de justice, d’intégrité et de responsabilité. Dans un environnement marqué par des défis multiples — corruption, pauvreté, fragilité des institutions —, il se distingue par sa capacité à concilier les attentes locales et les exigences nationales. Ainsi, le bon député est non seulement un législateur au profil pénurique, mais aussi un bâtisseur de lien social en facilitant les transactions entre et citoyen et l’État, un défenseur des principes démocratiques et un artisan du développement. Dans cette quête, l’Afrique dispose d’une riche tradition de gouvernance politique communautaire et de figure institutionnelle dans les démocraties traditionnelles, qui peuvent stimuler la construction d’une démocratie parlementaire véritablement africaine et résolument moderne en tant que la modernité n’est pas une donnée figée mais évolutive. A contrario, le bon députe ne devrait assurément pas être ce jocrisse ou ce sycophante qui, confondant l’hémicycle avec un tatami, se donne en spectacle par des coups d’éclat (des coups de ténèbres devrions-nous dire en toute rigueur stylistique) pour assouvir je ne sais quel besoin. Cette posture altère la dignité de la fonction et la joliesse du sacerdoce parce que, dans notre régime parlementaire, le député est le vis-à-vis institutionnel de l’exécutif encore qu’originairement le parlement était le siège total de la souveraineté en ce qu’il rend présent (re-présente) le peuple.
En définitive, le bon député est un singulier pluriel, à la croisée des dimensions éthiques, intellectuelles et sociales. Héritier des idéaux des Lumières, il doit conjuguer compétence, intégrité et proximité avec les citoyens. Dans une époque marquée par des défis globaux — climatiques, sociaux, économiques —, son rôle dépasse la simple représentation : il devient un acteur et un moteur de la transformation sociétale. Ainsi, le bon député n’est pas seulement un élu ; il est un serviteur de l’intérêt général, engagé dans une quête constante d’équilibre entre les aspirations du peuple et les exigences du gouvernement démocratique.