"ON PARLE CINÉMA"
Exclusif "Enquête" - JOE GAÏ RAMAKA, RÉALISATEUR
Installé à Gorée, le réalisateur Joe Gaï Ramaka y a initié un festival du cinéma qui dure toute l'année. Différentes séances de projections se sont tenues sur l'île mémoire depuis le mois de mai dernier, dans le cadre de ce projet intitulé "Gorée cinéma". Trouvé relax dans sa maison à Gorée, admirant la beauté de la mer du haut de son balcon, Joe Gaï Ramaka est revenu sur la naissance de ce projet qui le tient à cœur. Pour ensuite parler de la nécessité d'adapter le cinéma au numérique.
Comment est né le festival Gorée cinéma ?
Le projet, c'est une rencontre entre moi-même qui suis dans le cinéma, Djiby entre autres jeunes qui s'intéressent à la culture et tout un groupe de jeunes qui s'intéressent au cinéma. Avec la mairie de Gorée, on a essayé de faire quelque chose ensemble. C'est vrai que Gorée est un espace qui attire. Djiby et ses amis étaient venus ici avant qu'on se rencontre pour le festival. Moi-même j'ai une histoire singulière avec Gorée. L'île a été depuis longtemps un espace d'écriture et de tournage. J'ai réalisé des films ici. Gorée, ce n'est pas Saint-Louis mais c'est aussi Saint-Louis pour un Saint-Louisien. vivre à Gorée, ce n'est pas vivre en terre inconnue. Pendant de longues années, j'étais aux USA, à NewOrléans ; revenir m'installer à Gorée, c'est aussi maintenir un lien entre la Louisiane et Gorée. Il y a une sorte de continuité dans les espaces dans lesquels je fonctionne. Cela explique mon désir de m'installer ici. Mais cette île ne fait pas rêver que moi. C'est pourquoi quand on a parlé du projet dans le groupe, tout le monde a tout de suite flashé.
Un festival sur une année, ce n'est pas assez lourd ?
On fait du mensuel streaming (ndlr projection mensuelle). On essaie ainsi de donner un autre tempo, un autre rythme aux choses. Cela permet de rendre les choses presque ordinaires. C'est moins spectaculaire. Quand on dit un festival, une fois par an pendant 2 ou 3 jours au cours desquels toutes les choses sont en train de se passer, là, c'est plus calme. Tous les premiers samedis du mois, on se retrouve. On parle cinéma. On regarde des films. Donc, cela fait moins lourd. C'est plus simple et plus convivial.
Comment se font les sélections ?
Il y a deux aspects. Il y a un dispositif mis en place où les gens peuvent nous envoyer des choses. Des réalisateurs peuvent nous y envoyer soit un lien nous permettant de voir le film, soit le film même en téléchargement. Il est possible aussi que quelqu'un voie un film qu'il pense être bon et nous le propose en nous envoyant un lien à partir duquel on peut le visionner. L'autre aspect, c'est que nous-mêmes nous regardons l'actualité, nous regardons des films. Cela fait un autre canal par lequel nous pouvons choisir les films en sachant qu'on n'est pas une institution mais des cinéphiles et les choses se pas sent simplement. C'est ainsi qu'on arrive encore à montrer des films qui intéressent les gens.
Donc Gorée cinéma n'est pas un festival de films africains exclusivement ?
C'est un festival de films d'abord mais on a en ligne de mire une mise en valeur de l'espace panafricain de différentes manières. Soit à travers des films qu'on pourrait passer, soit à travers des espaces qui ont été traités mais pas forcément par des cinéastes africains. C'est l'exemple du prochain film qu'on va montrer. Il s'appelle "Rebelle". Le réalisateur est un Canadien d'origine vietnamienne mais le film se passe au Congo qui est un espace qui nous parle. Ce qu'on met en avant, c'est le cinéma même si on a un centre d'intérêt soutenu par rapport au cinéma panafricain et aux cinéastes sénégalais. On essaie de combiner les différents aspects. On a commencé avec un cinéaste marocain et lors de la dernière séance, on a montré deux films d'une réalisatrice sénégalaise et d'un réalisateur sénégalais.
Pouvez-vous nous faire un bref bilan de ce qui a été fait jusque-là ? Le premier film passé, c'est
"Fièvres" (ndlr réalisé par Hicham Ayouch, étalon d'or 2015). La force de ce film, c'est que partout où il est montré, il parle. Parce qu'il traite d'un problème auquel tout le monde est confronté : "Que faire de son enfant de 13-14 ans ? Que faire de son père ou de sa mère quand on a 13-14 ans ?". L'autre film qu'on a montré, c'est "Le cercle des noyés". C'était assez dramatique de se rendre compte qu'on est au Sénégal et que juste à côté, en Mauritanie, il y a encore des personnes qui vivent en situation d'esclavage. Pire encore, ce sont nos parents. Il y a eu "Dakar-Bel air", un film d'un jeune Goréen. Et quand on voit ce film, on se dit : ce n'est pas possible qu'on ait ça au Sénégal. Parce que les choses ont changé mine de rien. En 10 – 15 ans, la société est devenue tellement intolérante, obtue dans ce qu'elle croit et non ouverte. Quand je vois certaines scènes, je me dis : non ce n'est pas possible. On a oublié que les choses pouvaient se faire autrement au Sénégal. On a l'impression que le pays a toujours fonctionné tel qu'on le voit fonctionner aujourd'hui alors que ce n'est pas ça. Quand on dit que le Sénégal est une terre de teranga, c'est parce qu'il a d'abord été une terre de très grande ouverture et de tolérance. C'est fou comment les choses changent vite. Prenons le cas de Saint-Louis : il n'y a pas un seul vieux qui s'appellerait par exemple Mouhamadou et qui n'aurait pas comme second prénom Benjamin. Les gens étaient soit de famille catholique soit musulmane. Mais dans tous les groupes, les jeunes musulmans avaient des prénoms chrétiens en plus de ceux musulmans et vice-versa. Quand on voit ce film qui rentre à Bel Air et qu'on voit des noms comme "Lamine Antoine Diop", cela nous renvoie aux vrais fondements du Sénégal que sont la tolérance et la fraternité. C'est cela le vrai Sénégal. Il est important de regarder derrière soi quand, là où l'on va, ne paraît plus clair.
Cette intolérance des Sénégalais, vous en avez pris conscience après le tollé consécutif à l'un des passages de votre film "Karmen Geï" ?
Non, cela existe en dehors de ça. Si on essaie de savoir quand est-ce que les choses ont commencé à bouger, ça va être un peu difficile parce que, à quel moment on s'est retrouvé aussi intolérant qu'on l'est aujourd'hui, c'est difficile de le dire. Peut-être qu'il y a eu des signes mais c'est un phénomène qui est aujourd'hui tellement massif. 10 – 15 ans paraissent si peu et en même temps beaucoup. Regardons par exemple ce qui se passe au niveau de l'université. Il y a 10 – 15 ans, il y avait encore les franchises universitaires. Cela a évolué entre-temps. On avait de grands professeurs comme Babacar Sine qui était un brillant professeur de philosophie. Les classes qu'il faisait, on ne peut pas s'imaginer les refaire aujourd'hui. On avait une jeunesse dans une société qui voulait changer le monde. Aujourd'hui, l'aspiration des jeunes de la tranche d'âge 14 – 15 ans n'est pas de changer le monde ou de faire la révolution. Ces enfants veulent une carrière, réussir et s'occuper de leurs parents. Tous ont des projets individuels. Il faut penser à changer collectivement la société, ce qui n'est pas un idéal pour les jeunes Sénégalais. Encore que ce problème ne se pose pas seulement au Sénégal mais dans beaucoup d'autres pays. Pourtant le monde est en danger pas seulement du fait des politiques, de l'intolérance et de l'intégrisme mais du fait même de son existence primaire, naturelle, à savoir l'environnement. Des films comme "Dakar Bel Air" nous montrent des modèles comme David Diop ou encore le film sur Yandé Codou Sène, lequel nous propose un modèle de générosité et de conviction. Il y a aussi "La brèche". Il n'y a pas un seul jour qui passe et au cours duquel je ne pense pas à la brèche parce que non seulement on a perdu un bout du territoire national, mais on peut perdre toute la Langue de Barbarie elle-même. Et si on perd la Langue de Barbarie, on peut perdre Saint-Louis même. Comment une seule personne, fût-elle président de la République et cela est encore relatif, peut se lever et dire : je vais trouer ici. C'est grave et c'est vraiment extraordinaire. C'est bien qu'on ait montré "La brèche" à Gorée cinéma, mais ce serait aussi bien de le montrer à la télévision nationale.
On est à l'ère du numérique. Les cinéastes africains sont-ils prêts ?
Au Sénégal, qu'appelle-t-on le passage au numérique ? Il y a la captation de l'image. On capte sur pellicule ou numériquement. Ça, c'est un aspect et il est encore possible de faire les deux. Il y a la phase de la production et du montage. C'est une histoire de coûts. Est-ce que ça revient moins cher de procéder comme ça ou d'une autre manière ? Ensuite, il y a les histoires de diffusion. Il est vrai qu'aujourd'hui, la diffusion pour l'essentiel se fait en numérique. Vous savez, on peut être ici à Dakar et en quelques cliques organiser la projection d'un film dans une salle aux USA. Ce sont des évolutions qui vont venir et il faudra faire avec. Maintenant pour l'Afrique, qu'est-ce qui est bien ? On a encore des films de 35 mm. Le Grand-théâtre est équipé en 35 mm tout neuf. Ce serait absurde de dire, parce qu'on diffuse maintenant en numérique, on ne va pas utiliser le matériel. Il y a des films en pellicule, il faut les utiliser. Il faut aussi mettre à côté un "blu-ray" qui puisse lire un HD puisque de plus en plus de films se font en HD.
Est-ce que le cinéma est suffisamment financé au Sénégal ?
Je pense que si l'État réussit à mettre chaque année un milliard sur la production, il y a de quoi relancer cette dernière. Mais il faudrait que l'État mette également chaque année un milliard sur la distribution pour que la production ait un sens. Il faudrait avant cela que l'État dont c'est la fonction fasse respecter aux télévisions le cahier des charges. Dans tous les pays du monde, là on ne va pas réinventer la roue, la télévision participe au financement du cinéma. Non pas parce qu'elle est gentille mais parce qu'elle est la première à en tirer profit. Avec le passage au numérique, il suffit que l'État fasse respecter un cahier des charges à toute personne ayant une télévision en les obligeant à acheter des films et à participer à la production de films. Ainsi, le milliard qu'il donne chaque année progressivement, il n'aura plus à le faire. Sur cette question, il faudrait que la télévision nationale publique donne l'exemple. C'est cela la fonction d'un organe d'État. Il faut six mois pour sortir un film et on ne sort pas que des fictions. Il y a encore un déficit de conscience des autorités dans le rôle que la culture doit jouer dans le développement du pays. Pourtant, elles sont toutes pressées de te citer Senghor : "La culture est au début et à la fin de toute chose." Mais concrètement, cela veut dire quoi au quotidien. J'ai lu beaucoup de textes sur le Sénégal émergent mais j'y vois très peu de culture. Ce ne sont pas les milliards à eux seuls qui vont changer les choses. Je ne pense pas que ce régime actuel ait, en chiffres, aligné plus de milliards que l'ancien régime.
Comment voyez-vous l'évolution du cinéma sénégalais ?
Disons que c'est difficile de trancher comme ça les choses, de prendre juste le cinéma. Je ne pense pas que l'évolution du cinéma seule puisse nous mettre sur la bonne voie si demain il y a d'autres choses qui ne marchent pas. Il y a la question de l'éducation et ce qu'il en est. J'ai rencontré un jour un ami directeur d'école. Il avait la mine triste. Je lui ai demandé ce qui se passait et il m'a dit que dans son école, tous les élèves avaient réussi à l'entrée en 6ème. J'étais étonné ; il devait être content et non triste. Il m'a expliqué que lui savait que ces gosses n'avaient pas le niveau. Ce sont des classes de Cm2 qui ne faisaient pas 5 de moyenne. Cela montre l'État du pays. Quand j'entends Awa Marie Coll Seck dire que son ambition est de soigner les Sénégalais, je me dis qu'elle gagnerait plus facilement son pari dans une société instruite.