SORTIR LA COLONIE DE NOS TÊTES
Ibrahima Thioub démonte la version officielle du massacre de Thiaroye. L'historien appelle à dépasser la simple quête de reconnaissance auprès de l'ancienne puissance coloniale pour construire une mémoire panafricaine souveraine
Ibrahima Thioub, ancien recteur de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad), est spécialiste de l’histoire moderne et contemporaine. Dans cette interview, il aborde « Thiaroye 44 » sous le regard de l’historien qui doit se fonder sur les faits et les sources disponibles pour aider à comprendre l’opinion et les événements. « Ces morts pour la France » sont, en fait, « morts par la France. » Voilà pourquoi, fait savoir Professeur Thioub, la France n’est pas à l’aise face à ce douloureux et sanglant souvenir. Mieux, il salue la volonté des nouvelles autorités de donner un cachet particulier aux prochaines commémorations (1er décembre) du massacre de Thiaroye. Indiquant qu’il est temps que l’Afrique se positionne en élaborant, en toute souveraineté, ses politiques mémorielles et patrimoniales.
Qu’est-ce qui vous vient à l’esprit quand on évoque le massacre de Tirailleurs au Camp de Thiaroye sur ordre d’officiers de l’armée française ?
L’absence de limite de la brutalité du régime colonial, mais aussi l’inéluctabilité de son effondrement. On ne peut pas faire plus en termes d’ingratitude. Mobiliser des hommes dans la fleur de l’âge, les soumettre à un régime militaire discriminatoire, les engager au combat dans un environnement écologique qui leur est totalement étranger, rester sourd à leur moindre revendication d’équité et y répondre par leur assassinat, au sortir de multiples souffrances endurées sur le front européen, sont autant d’éléments qui témoignent de l’absence d’humanité dans ce régime.
Ousmane Sonko estime que ce n’est pas à la France de fixer unilatéralement le nombre de tirailleurs assassinés le 1er décembre 1944 à Thiaroye. Etes-vous en phase avec le président du Pastef ?
L’historien que je suis ne pose pas la question en termes d’être en phase ou non avec la prise de parole des acteurs politiques. Il est attendu de lui qu’il mobilise le maximum de sources disponibles, établisse les faits autant que possible, élabore un récit explicatif des événements en vue de mettre du sens dans les processus historiques. Face à un événement relevant du passé, l’historien identifie les acteurs, examine le contexte et les enjeux de toutes sortes qui lui permettent de rendre compte des prises de position des agents dans le processus historique. En cela, le discours historien se distingue de celui porté par la mémoire, sans le disqualifier encore moins le minorer.
La décision prise par le président français est un acte politique à portée mémorielle. Elle s’inscrit dans une longue continuité de silence, de voilement et de réduction à sa plus simple expression de la contribution des tirailleurs sénégalais (africains devrait-on dire) à la libération de la France suite à sa défaite et de son occupation par l’Allemagne nazie. Pour rappel, dès avant la fin de la guerre les autorités françaises ont opté pour une rapide démobilisation des troupes africaines. La défaite de l’Allemagne étant certaine, la politique de blanchiment des personnels de l’armée française est ainsi enclenchée par les plus hautes autorités françaises. Depuis la victoire des Alliés, avec grande pompe et solennité, l’État français a célébré chaque année le débarquement de Normandie où furent engagés troupes américaines, britanniques et françaises de la métropole. En revanche, le voile est insidieusement jeté sur le débarquement de Provence où s’illustrèrent le régiment des tirailleurs sénégalais qui entrèrent victorieux dans la ville de Toulon (première commune à élire un maire d’extrême droite, oublieuse de ce passé récent). La même logique mémorielle sera appliquée au massacre des tirailleurs sénégalais à Thiaroye le 1er décembre 1944. Sur ce fond de déni et de reniement, la France officielle pose des actes et bricole un récit mémoriel qui dévoile un malaise certain sur le massacre de Thiaroye. Il en est ainsi de tout son passé colonial qui a du mal à passer. Elle est souvent aux prises avec les termes irréconciliables de la tension opposant une opinion nostalgique, trop souvent imprégnée des relents suprémacistes de l’idéologie de la mission civilisatrice et les justes demandes de reconnaissance, de présentation d’excuses des pays anciennement colonisés. À chaque fois qu’elle brise le silence par un acte ou un discours, se dévoile l’ambiguïté de positions qui le mettent mal à l’aise face à ce passé.
De leur côté, les acteurs des sociétés africaines ont aussi développé des récits mémoriels multiformes sur les événements de Thiaroye qui ont accompagné le puissant mouvement anticolonial, des années cinquante à nos jours. La jeunesse étudiante, déterminée à célébrer la mémoire des tirailleurs tombés sous les balles de l’armée française à Thiaroye, a su faire face à la répression coloniale et postcoloniale. Les cinéastes, les dramaturges, les poètes, les chanteurs et les artistes en tout genre n’ont jamais baissé les plumes, les pinceaux et les bras pour briser le silence des États français et africains. Il a fallu attendre 44 ans après l’indépendance des pays africains pour que soit instituée la journée du tirailleur africain, initiative du président Abdoulaye Wade en date du 23 août 2004. La main de la France ne doit pas être étrangère au choix de cette date en lieu et place du 1er décembre, anniversaire de Thiaroye 44. Là encore, on voit combien le discours et les actes mémoriels posés par les États restent informés par des choix politiques, diplomatiques et non moins idéologiques et émotionnels, loin du récit historien.
Ce n’est pas demain la veille que s’arrêteront l’affrontement et la concurrence des mémoires sur les événements de Thiaroye. La réaction du président de Pastef, et non moins Premier ministre du Sénégal, s’inscrit dans cette longue confrontation mémorielle qui n’en est pas à son épilogue.
Chaque État décide de ses politiques du passé en fonction de ses intérêts et de ses visions politiques et stratégiques. Les historiens peuvent participer à l’éclairage, mais ils n’en décident pas. Les choix en la matière relèvent d’une logique autre que celle de la science historique.
C’est pourquoi, il est important de distinguer la lecture mémorielle de cet événement de l’écriture de son histoire qui s’opère avec les sources disponibles, depuis des années par les historiens de toute nationalité en appliquant les règles de la discipline, sans considération de couleur de peau, de nationalité ou d’identité. Du reste, l’un des tout premiers historiens à s’intéresser à l’histoire des tirailleurs est le Canadien Myron Echenberg. Mieux, les historiens consacrent une féconde réflexion sur les nombreux récits mémoriels qui s’affrontent depuis bien longtemps sur la question. Il est sûr que ces affrontements ne s’éteindront pas avec l’éclairage historique. Certes, les données statistiques sont importantes, mais pour les historiens, il importe encore plus de faire sens à l’événement en le réinscrivant dans son contexte marqué par le désarroi d’une administration coloniale confrontée à l’inéluctable effondrement d’un empire défait.
Cette décision qui reconnait les Tirailleurs « morts pour la France » va-t-elle nous aider à sortir du déni colonial ?
Il me semble que nous accordons trop d’importance à une décision qui s’inscrit dans ce long héritage décrit plus haut. « Ces morts pour la France » sont, en fait, « morts par la France ».
Il est ici important de rester attentif à la connexion entre agenda politico-diplomatique et agenda mémoriel. L’État français a une longue expérience en la matière comme le montre le tempo de sa communication sur la mémoire de la guerre d’Algérie ou le génocide rwandais. Je ne crois pas que le calendrier de la décision du président français soit innocent.
Les historiens se protègent efficacement contre les agendas cachés en restant arrimés à la rigueur scientifique. Ils n’écrivent jamais pour plaire à leurs communautés ou à leurs États, encore moins à ceux qui leur sont étrangers. Au niveau citoyen, il me semble venu le temps de se doter de son propre agenda déconnecté de celui de l’ancienne puissance coloniale aussi fortes que soient nos relations historiques. Il nous faut sortir du statut de libéré qui a toujours le maître dans sa tête et sur-réagir à ses moindres gesticulations toujours piégées, pour accéder à celui d’homme libre qui a oublié jusqu’à l’existence de l’ancien maître.
L’Afrique a fini de se libérer en 1994 (Nelson Mandela est élu président de l’Afrique du Sud. Année du génocide rwandais). Il lui reste à être libre et souveraine en se fixant, en toute liberté, ses propres agendas mémoriel et patrimonial. Nous ne pouvons pas continuer d’enfermer notre passé et notre destin dans la courte expérience que fut la colonisation du continent. Il est aberrant de conjuguer notre passé en moments précolonial, colonial et postcolonial, comme si téléologiquement l’Afrique était faite pour être colonisée. Cette expérience fut certes douloureuse et continue d’impacter négativement notre être au monde. Toutefois, on ne s’en libérera pas par la quête d’une reconnaissance et d’un statut de victime par l’ancienne puissance coloniale. Il s’agit désormais de mettre le focal sur le contentieux de l’Afrique face à elle-même, voie la plus efficace et la plus rapide pour extirper la colonie de nos têtes. Ne nous faisons pas d’illusion, elle y est encore trop fortement présente. Elle continue de hanter nos rêves et d’obstruer nos destins, mais nous ne devons nous en prendre qu’à nous-mêmes.
Pensez-vous qu’il y a des non-dits derrière cette décision de la France ?
La décision est celle de l’État français. Ne lui accordons pas plus d’importance qu’elle n’a. Peu importe ce qu’il y a derrière. Il est illusoire d’attendre de la France et de ses autorités une politique mémorielle de la colonisation conforme à nos vœux. Une mémoire panafricaine s’imposera au monde si l’Afrique y met l’engagement et les moyens nécessaires à sa survenue. À nous, Africains, de nous positionner par rapport à nous-mêmes en élaborant en, toute souveraineté, nos politiques mémorielles et patrimoniales qui ne doivent attendre rien de qui que ce soit. Mettons nos artistes, nos écrivains, nos cinéastes et nos créateurs dans les meilleures conditions de production d’œuvres célébrant et commémorant, en toute liberté, les figures et les moments marquants de notre passé.
Pour ce qui est de l’écriture de l’histoire, les historiens africains ont depuis bien longtemps montré d’incontestables talents à faire sens du passé du continent. Les grandes aventures intellectuelles que furent Présence africaine et l’Histoire générale de l’Afrique l’illustrent à suffisance. La relève est assurée un peu partout dans les universités du continent. La faiblesse majeure reste les politiques nationales de la documentation, des archives et bibliothèques. Il est temps que le Sénégal se dote d’une politique ambitieuse en la matière pour se doter d’une grande bibliothèque nationale, d’une maison des archives usant massivement du numérique. La situation actuelle des archives nationales, en errance depuis des années, n’est pas compatible avec une politique souveraine de la mémoire et du patrimoine. L’écriture de l’histoire en souffre au quotidien. Ce sont là les pistes qui conduisent à faire échec à tous les dits et non-dits non conformes à nos intérêts et sans animosité.
35 ? 300 ? 450 ? Combien de tirailleurs ont été effectivement massacrés au Camp de Thiaroye le 1er décembre 1944 ?
Dans l’état actuel de la question, personne n’est en mesure de répondre à cette question. Je dois préciser que, du point de vue de l’historien, sans minimiser l’intérêt des données statistiques, il est possible d’écrire cette histoire avec toute la rigueur scientifique requise. Le jour où avec l’accès aux archives, nous aurons les chiffres exacts, cela ne devrait en rien changer nos conclusions si elles sont tirées d’une analyse historienne construite sur la base d’une méthodologie rigoureuse. Dans une approche policière et judiciaire de l’histoire, le débat a été malheureusement trop focalisé sur ces données statistiques au détriment de la réflexion sur la signification historienne de l’événement Thiaroye. Martin Mourre a montré combien il était possible de penser le massacre de Thiaroye en tant qu’histoire, mais surtout de décrypter les multiples mémoires qui se façonnent sur son passé. Ceux qui attendent les chiffres n’ajouteront rien de nouveau à l’histoire de Thiaroye 44, du reste immortalisée par la caméra de Sembène.
Que les autorités militaires et politiques aient travesti ou non les chiffres, cette histoire peut s’écrire, même quand on n’a pas la totalité des sources. Les historiens n’ont pas à trancher leurs désaccords devant les tribunaux, s’ils font bien leur métier. Heureusement nombreux sont, aujourd’hui, les mémoires et thèses consacrés à la question autour de problématiques d’un intérêt majeur qui ne sont en rien gênés par l’inaccessibilité de certaines archives. On devrait même pouvoir écrire l’histoire de cette inaccessibilité.
Pourquoi, selon vous, les nouvelles autorités ont-elles raison de prendre en charge cette question des Tirailleurs sénégalais ?
Ce passé étant le nôtre, personne mieux que nous n’a l’obligation de le prendre en charge. Je préciserais que ce n’est pas une affaire franco-sénégalaise, mais bien une affaire qui concerne beaucoup de pays africains dont les ressortissants étaient tirailleurs sénégalais.
Il faut par ailleurs souligner que cette affaire est prise en charge depuis les années 1950 et de façon ininterrompue par les militants anticoloniaux, mais aussi plus récemment par les historiens. Pour rappel, c’est le président Abdoulaye Wade qui le premier a institué une journée du tirailleur sénégalais en août 2004. Il a restauré le monument Dupont et Demba symboliquement implanté devant la gare centrale de Dakar, point de chute du chemin de fer Dakar-Niger qui convoya nombre de tirailleurs sur le chemin des champs de bataille de l’Europe, de Madagascar, de l’Algérie ou de l’Indochine.
Cet héritage est important à poursuivre et à amplifier dans une vision tout à fait autonome et souveraine, en mobilisant l’imagination créatrice de l’Afrique.
Certains pensent que les Etats africains doivent être plus fermes avec la France du point de vue mémoriel comme le fait l’Algérie. Êtes-vous du même avis ?
Je serais encore plus radical que votre position. Là, c’est le citoyen qui vous répond et non l’historien. Je ne vois pas pourquoi, dans l’état actuel du monde nous devons continuer à centrer notre regard sur la France. Je trouve que nous donnons trop d’importance à tout ce qui se passe dans ce pays-là. C’est bien sûr un héritage de l’expérience coloniale. Il est grand temps de s’en émanciper et de traiter la France comme tous les autres pays du monde.
Je ne pose pas la question en termes d’être plus ferme ou moins ferme, mais en termes d’indépendance totale dans l’élaboration de nos politiques du passé qui n’ont pas à se dire ou se définir par rapport à quelque pays que ce soit. C’est toute la dialectique du libéré et du libre qu’il nous faut éventrer. C’est un immense travail sur les mentalités. L’école est le meilleur outil pour le réussir. L’Afrique doit rester notre centre de gravité.
Cette année, le Sénégal veut donner un cachet particulier à la commémoration du massacre de Thiaroye. Pourquoi ce devoir mémoriel est-il important dans ce contexte où l’on parle de renouveau de nos relations avec la France ?
On ne peut que saluer une décision tendant à donner un cachet particulier à la commémoration du massacre de Thiaroye. Toutefois, je ne vois pas pourquoi nous devons le faire en référence à un renouveau de nos relations à la France. Faisons-le en rapport avec l’Afrique, en rapport avec nous-mêmes. La France n’y aura pas une place autre que celle des autres invités.
En revanche, ce serait salutaire d’engager la réflexion sur les politiques du passé dans ses dimensions mémorielle, patrimoniale et historienne. Il urge de mettre un terme à la décrépitude dont soufre ce secteur stratégique de la culture. Ce faisant, nous réaliserons le mot du poète s’adressant aux massacrés de Thiaroye :