LE ROMAN POLYPHONIQUE D'AMINATA AÏDARA
Anthropologue, organisatrice d’événements culturels, mais avant tout écrivain, l'italo-sénégalaise vient de publier un remarquable premier roman, aussi lyrique qu’intelligent
Je suis quelqu’un est le premier roman d’Aminata Aïdara. Ce n’est pas un roman comme les autres. Est-ce vraiment un roman ? Sans doute pas dans le sens que donnaient à ce genre Balzac ou Dickens. Le roman d’Aïdara est plus proche du « stream of consciousness » à la Joyce qui, à travers le déroulement d’une pensée spontanée, charriant les dérélictions et les insécurités du quotidien, remonte à la source de la conscience. Celle de l’auteur, mais généreusement fictionnalisée en partant de sa condition de femme métisse, plurielle, riche de sa double culture qui est aussi une douleur, une souffrance.
Née de père sénégalais et de mère italienne, la jeune romancière a grandi en Italie. « Il y avait dans la maison beaucoup d’affection et beaucoup de livres, car mon grand-père italien était un grand lecteur, ma mère aussi », raconte-t-elle. La lecture est dans le sang et comme de la lecture à l’écriture, il n’y a qu’un pas, elle l’a franchi allègrement en publiant ses premiers poèmes à l’âge de 14 ans.
Or si la jeune femme est entrée dans la littérature par les portes de la poésie, les premiers livres qu’elle publie sont en prose: un recueil de nouvelles en italien en 2014 La ragazza dal cuore di carta (« La Fille au cœur du papier »), puis ce beau roman Je suis quelqu’un, qui relève autant de la saga familiale que de la quête de soi à travers une multitude de signes et de songes postcoloniaux.
De lourds secrets familiaux
« J’écris comme dans un rêve », aime dire la primo-romancière. Tout commence dans ce récit par un rêve, un souvenir d’enfance. La protagoniste se souvient d’avoir entraperçu une nuit deux nourrissons dans la vaste maison familiale de Dakar où elle a grandi, entourée de ses sœurs, de sa mère et de ses grands-parents. Toute sa vie, Estelle a été hantée par ce souvenir, mais chez elle, il ne sera plus jamais question de nourrisson. Jusqu’au jour, le jour de ses 26 ans, son père lui révèle, l’existence du « fils illégitime de sa mère, mort dans son berceau.
« Quelque part à Paris, une fille appelée Estelle rencontre son père. En le regardant s’approcher, le visage fermé, elle comprend qu’il n’y aura pas de cadeau d’anniversaire. (…) Avant de rentrer dans le bar, les deux se sourient à peine. Ils se font la bise. Son père inspire profondément et, sans aucun « comment tu vas » ou « comment je vais », il annonce : « Ta mère a eu le courage de me faire un enfant dans le dos. Avec un autre homme. Et certainement… » C’est ainsi que commence le livre d’Aminata Aïdara, in medias res, bruissant de lourds secrets familiaux dont le lent éclaircissement constitue le fil d’Ariane de son intrigue.
Tiraillés entre ici et ailleurs
Si le récit familial tient une place importante dans Je suis quelqu’un, il serait injuste de réduire ce livre à cette seule composante de son intrigue. Le dévoilement du secret est un prétexte pour Aminata Aïdara de raconter la complexité du monde contemporain qu’incarnent à merveille ses personnages principaux.
Le récit est bâti autour des pérégrinations d’Estelle. Paumée, tiraillée entre le monde traditionnel et celui des cités sans foi ni loi de Paris, elle va de squat en squat à la recherche d’une paix intérieure introuvable. Son désarroi, elle l’exprime à travers des « délires » cathartiques qui constituent les plus belles pages de ce roman poétique, quasi-rimbaldien.
Les soliloques de la jeune protagoniste se lisent comme autant de textes de poésie urbaine rythmés par le refrain « Je suis quelqu’un ». « Je suis quelqu’un qui ne porte pas de masque : maintenant j’ai vingt-six ans, plus proche des trente que des vingt. C’est comme ça. Je suis aussi quelqu’un qui n’a pas la moindre intention de prendre une direction, sauf celle que chaque jour lui donnera envie de suivre. Une fille qui est destinée à éviter que le volume de son Mp3 se fixe sur le numéro vingt-six. Qui n’arrivera pas à fréquenter un mec plus de vingt-six jours. Qui enfoncera la tête dans le coussin vingt-cinq ou vingt-sept fois en évitant le pire de cet âge traître. Vingt-six fois piégée… »
Penda, sa mère, occupe une place fondamentale dans la vie d’Estelle. Généreuse, cultivée, secrète, mais piégée elle aussi par sa condition de migrante. Réduite à travailler comme femme de ménage dans un lycée professionnel à Clichy, elle se console en se jetant à corps perdu dans la lecture de Frantz Fanon, son maître à penser. Elle s’appuie sur la réflexion de l’auteur de Peau noire, masques blancs sur la condition du colonisé pour déchiffrer la grammaire du couple disruptif qu’elle forme avec Eric, son amant et fils de harki inconsolé. Dans la galerie des personnages convoqués par Aïdara pour dire son monde, il y a enfin Mansour, le petit cousin fragile d’Estelle, Cindy, une Africaine-Américaine, la grand-mère maternelle Ichir qu’on soupçonne d’être un peu sorcière, mais qui détient les clefs du secret familial obsédant… Tous des personnages complexes, profonds, tout sauf manichéens.
L’originalité de ce roman réside aussi dans sa structure fragmentaire. L’auteure a fait le choix d’un récit polyphonique où les voix et les points de vue s’additionnent pour dire le monde. Des SMS, des courriels, des lettres et des extraits de journaux intimes viennent interrompre le monologue d’Estelle. Loin de perturber notre lecture, cette pluralité de voix fait résonner avec une force redoublée l’anaphore identitaire qui scande le récit, dès le titre. C’est bien la preuve, sans doute, qu’Aminata Aïdara est « quelqu’un » dont il faudra désormais retenir le nom.
Aminata Aïdara est polyglotte. Elle écrit en italien et en français. Elle parle le wolof et la langue de Shakespeare.
Dans quelle langue est-ce que vous rêvez ?
Je rêve principalement en italien, mais depuis quelques années, il m’arrive parfois de rêver en français.
A quel âge avez-vous su que vous vouliez être écrivain ?
Je l’ai su dès que j’ai appris à écrire.
Un roman qui a changé votre vie ?
Lesssio famigliane (Les mots de la tribu, Grasset) de Natalia Ginzberg. Ce roman a joué un rôle important dans mon parcours.
Y a-t-il un livre de vos contemporains que vous auriez aimé avoir écrit ?
Oui, L’attrape-cœur de Salinger. Je ne sais pas si on peut dire que Salinger est mon contemporain, mais son livre est celui que j’aurais vraiment aimé avoir écrit. Dans sa version féminine bien sûr.
Comment naissent vos récits ?
Ils naissent à partir de ma rencontre avec mes personnages qui m’habitent avant de s’incarner dans mes livres.
Quand est-ce que vous aimez écrire ? Tôt le matin ? Dans la journée ? Pendant la nuit quand le monde dort ?
Dans la journée, jamais la nuit.
Est-ce que c’est plus facile d’écrire quand on a déjà publié des livres avant comme vous?
Je n’en sais rien. Moi, j’écris tout le temps. C’est une nécessité. Il est plus dur pour moi de ne pas écrire que d’écrire.
Pourquoi est-ce que vous écrivez ?
J’écris pour exister. Pour pouvoir m’exprimer aussi.