«LE SENEGAL DOIT ETRE AU CŒUR D’UNE NOUVELLE REVOLUTION CULTURELLE…»
Selon l’essayiste et spécialiste des relations internationales, Hamidou Anne, l’arrivée en force de nouveaux centres culturels occidentaux propulse le Sénégal au cœur des enjeux du monde.
Le Sénégal et sa stabilité démocratique ont toujours été pensés, par le Président Senghor, comme «un lieu symbolique d’accueil et d’expérimentation de toutes les cultures». Selon l’essayiste et spécialiste des relations internationales, Hamidou Anne, l’arrivée en force de nouveaux centres culturels occidentaux propulse le Sénégal au cœur des enjeux du monde.
On a constaté ces derniers mois, l’implantation de plusieurs centres culturels occidentaux au Séné¬gal. Qu’est-ce qui pourrait expliquer, selon vous, cet engouement ?
Ce n’est pas nouveau comme phénomène, les pays occidentaux ont toujours déployé leur art de vivre à l’étranger dans les valises, notamment de leurs représentations diplomatiques. L’Institut français, le Centre culturel américain, le Goethe institute, Aula Cervantès témoignent d’une présence longue de ces pays à Dakar et d’une volonté de transmettre et partager leurs cultures et valeurs. En revanche, ce qui est nouveau, eu égard à la nouvelle configuration de la scène internationale, c’est que de nouvelles puissances veulent aussi vendre leur culture, à travers ces outils de projection, à l’étranger, c’est ainsi que je conçois l’arrivée des Chinois, des Turcs, etc. Ce qui confirme à nouveau que la volonté d’influence à travers la langue, la culture et les valeurs, est corrélée à la prospérité économique.
Est-on à la veille de rivalités d’influence entre les puissances européennes au Sénégal ?
L’histoire suit son cours, presque normal. Il ne s’agit pas ici d’une nouvelle rivalité à inventer, il faut seulement encastrer cette course à l’influence dans un pays à haute intensité politique et symbolique comme le Sénégal, comme une volonté de peser dans les relations internationales à travers le soft power. Le Sénégal est un pays démocratique, de paix et de stabilité, un pays d’accueil et d’hospitalité qui, par conséquent, se prête à ce type d’exercice.
Peut-on parler d’un choc des cultures dans ce cas ?
Je dirais qu’il s’agit d’une opportunité supplémentaire pour des jeunes Sénégalais, étudiants, artistes et intellectuels, de se confronter à des savoirs et des imaginaires jusque-là éloignés, afin de continuer avec des gens venus d’ailleurs à «faire-monde». Senghor pensait notre pays comme un lieu symbolique d’accueil et d’expérimentation de toutes les cultures. Il voulait forger un citoyen sénégalais ouvert au monde et ancré dans ses racines culturelles. Je ne crois pas à la théorie bien connue du choc des civilisations, je pense l’époque comme une formidable opportunité d’alliage des diverses influences, dans le respect de la dignité et la sensibilité de chacun. Il faut propulser le Sénégal au cœur des enjeux du monde.
Quel est l’intérêt de ces puissances étrangères à vouloir construire et/ou renforcer leurs centres culturels ici, au Sénégal ?
Le Sénégal est une démocratie certes perfectible, mais nous sommes un grand pays bâti par un grand homme, Léopold Sédar Senghor. Mon ami, le poète Hamidou Sall, nous rappelle à juste titre que Senghor a théorisé dès 1961, sa volonté de faire du Sénégal la Grèce de l’Afrique, c’est-à-dire un lieu symbolique qui accouche d’une civilisation à même de proposer au monde un humanisme salvateur, qui serait issu des entrailles de l’Afrique. Il ne faut jamais oublier que notre pays a été fondé par un poète doublé d’un homme politique, donc une personnalité riche de mots, d’émotions, de pensées et d’actions. Que le Sénégal soit un pays attractif pour la culture, les langues et la pensée des autres, relève de l’évidence. Dans l’imaginaire collectif mondial, nous sommes le pays des penseurs, des intellectuels et des hommes et des femmes imbibés de la magie de la culture. Il nous reste d’être digne de ce glorieux passé, dont l’étiolement inquiétant doit nous interpeller davantage.
Faut-il s’attendre à une invasion de l’Occident ?
Je me méfie de l’usage de certains mots issus du vocabulaire de ceux-là ailleurs, et ils sont désormais chez-nous et ont une conception étriquée de l’identité, de la culture ou de la religion. Je n’ai rien en commun avec les militants de la guerre des races, qui pensent le monde relativement à la couleur de peau ou la pratique religieuse. Je ne crois pas au fantasme de l’invasion ; j’essaie d’ailleurs à travers des livres et dans vos colonnes, chaque semaine, de combattre les partisans du choc des civilisations, en leur opposant un humanisme exigeant.
Est-ce que cette invasion vous inquiète ?
Elle ne saurait m’inquiéter, car je n’y crois pas. Mais, je constate que l’humanité traverse un moment critique à travers notamment la parade des populistes autoritaires, caractérisés par leur médiocrité et leurs idées morbides. Le fait qu’ils prospèrent partout doit mobiliser les progressistes et les humanistes autour de nouvelles utopies à faire advenir ensemble autour de la démocratie, des libertés et de l’intelligence.
Mais qu’est-ce que le Sénégal pourrait en tirer comme bénéfice ?
N’en déplaise aux concepteurs d’une humanité rabougrie qui pensent l’autre comme ennemi, le Sénégal ne peut être à la marge du monde. Il doit être même au cœur d’une nouvelle révolution culturelle, qui sacralise le dialogue critique et construit des ponts à la place des barrières. Ce mardi 22 février, Diamniadio a été la capitale du monde libre. Pendant que l’Europe, éternelle donneuse de leçons, faisait face à des actes de guerre en Ukraine, la jeunesse sénégalaise montrait à la face du monde, une image de fête, de joie, de communion et de paix.