NDEUK DAOUR, ALIBETA ET FELWINE SARR, ACTEURS D’UNE UTOPIE ACTIVE
Les communautés ont leurs réalités et leurs manières propres de se réguler. C’est une des choses qu’on apprend de «Ndeup, les passeurs de l’invisible».
Les communautés ont leurs réalités et leurs manières propres de se réguler. C’est une des choses qu’on apprend de «Ndeup, les passeurs de l’invisible».
«C’est l’histoire de deux sœurs jumelles. L’une rentre et elle veut installer chez elle une usine de dessalinisation mais qui était sur le siège de Ndeuk Daour Mbaye. Un faux Jaraaf lui a vendu la terre. Elle a voulu construire. On lui a dit non, elle a quand même construit. Donc, ça a provoqué le chaos, les éléments se sont déchaînés.» On a une autre jumelle. Et via les deux, on doit rétablir l’équilibre à Ouakam. Qui veut, peut s’arrêter là de lire. Ce qui suit est du détail. Le décor parle de lui-même. Ça sent Mbao, ça transpire Yoff. C’est Dakar et ça évoque un peuple. Peuple d’eau et de mer. Peuple de pêche et de xàmb. Et c’est Ouakam. Tam-tam où es-tu ? Bœuf où es-tu ? Sacrifice et rëm teëmbi tëm ? Patience, l’apothéose arrive.
Même si les premières images du spectacle sont fidèles au titre, le premier personnage de Ndeup (on devrait écrire Ndëpp non ?) semble en être décalé ! Décalé ? Non ! Ce personnage, cette dame aussi noire que sa tenue, qui parle Fkhonçais de Pakhis, dessine son chantier et rêve déjà du chef-d’œuvre qu’elle bâtira, n’est ainsi que d’apparence. Coumba Ngélaw s’était envolée (c’était sa destinée, et sa destinée aussi de revenir) au pays des Blancs pour acquérir un savoir, la voilà revenue avec du décalage par rapport à ses racines. Et si seulement elle savait ! Si seulement elle savait qu’elle est l’un des piliers par lesquels tiendra le Ouakam des profondeurs.Mais la voilà Coumba Ngélaw, aérienne, bien étrangère à elle-même, pleine de dédain dans sa manière de parler des croyances des siens. Les siens, d’ailleurs, se dévoilent. Sur scène un vieux qui marche courbé, en rouge, garni de choses qui font penser Saltigué. Et qui l’est ! On l’entendra parler de Ndeuk Daour, on le verra avertir Coumba. On le suivra exécuter sur la scène de la salle de Blaise Senghor de ces pas que les Lébous coordonnent sur les places publiques à l’occasion des Ndëpp. Sacrifice, tam-tam, où êtes-vous ? Patience, l’apothéose arrive. Mais déjà, la danse est là Rideau !
«Belle révolution technologique» ? «Ñoo bañ» !
Puis de l’eau, puis un autre personnage. C’est elle, Coumba Reen. Son nom dit l’enracinement. Un certain enracinent. Puis la voix du début de la pièce qui semblait maudire «Les Hommes», puis Ndeuk Daour qu’on évoque, puis des diablotins qui rampent (ces deux enfants sont-ils du spectacle ou rampent-ils pour ne pas déranger ceux qui suivent ?), puis le rythme qui s’intensifie, puis la fumée, puis la transe du personnage, puis Ndakaaru qu’on crie, puis Ouakam qu’on interpelle. Transe, musique, lumière, la voix, puis transe, puis boxe (ça en a l’air), puis transe, combat (et contre qui ?), puis, puis, puis silence. La salle de Blaise Senghor respire, en attendant un autre passage où on entendra la musique haletante de Ibaku accompagner la mise en scène de Alibeta.
La pièce se déroule, images et discours se succèdent. Coumba de France chantera le jour de pose de la première «qui lancera les chantiers de cette belle révolution technologique» que symbolise son usine. «Ouakam suñu gox» lui apposeront des grévistes. Coumba de France défendra sa «vision futuriste» sans oublier «les préoccupations environnementales actuelles». On lui opposera un «ñoo bañ, duñu ko nangu». Coumba vantera une «première» et on lui rétorquera un «kii moo mën duul» : la salle en rira.
Et rira bien qui rira le dernier entre les démons déchaînés et le peuple lébou qui voit son équilibre menacé. L’heure est grave : on ne sait exactement quelle porte, mais, une, des enfers, s’est ouverte. Il pleut du démon sur Ouakam ! Pour illustrer, Alibeta fera recours au numérique, qui aide à projeter la pluie infernale devant le public venu voir son œuvre. (Du numérique pour dire la tradition : voilà dans l’esprit de la mise en scène, les échos du message de la pièce. On y entendra «intelligence artificielle» et «intelligence ancestrale». Qu’on ne doit opposer, ainsi que l’expliquera Saliou Sarr après projection. Pour Alibeta, les deux restent une seule Ia qui doit profiter à tous. Et c’est le sens du programme au sein duquel sa pièce s’insère. S+T+Arts, c’est «S» pour «Science», «T» pour «Technologie», «Arts» pour. Ça parle alors innovations, technologie, avancées numériques mais aussi traditions, richesse culturelle et ancestrale d’Afrique. Ça plus les deux champs de réalité !).
Retour à la pièce : éclairs, feux, baobabs numériques, nuit, esprits malicieux qui exultent. Ces «doomu xaraam dëmm yu bon» semblent avoir gagné cette partie de la bataille. Les satans en costume blanc traversés de petites lumières, ricanent et dansent et montrent leur butin de guerre : récupéré, ils ont, la pagaie magique (de Ndeuk Daour ?)
Les passeurs de l’invisible, c’est la jumelle d’Afrotopia
La pièce se déroule et on verra Coumba de France retrouver petit à petit ses reen. L’autre Coumba, elle, se verra projetée dans le royaume des morts. «Je dois le voir» ou encore «je fais appel à mon ancêtre qui sommeille en ces lieux» : deux, parmi les lignes qu’elle y dira. Elle y rencontrera un curieux personnage. Un Maam pas comme on se l’imagine, dans une telle pièce. Alibeta surprend : ce Yadikoon (Yaa Dikkóon, pour rendre l’idée d’aller-retour ?) ouest-africain parle Reggae et publicité. Il parle fric et fait savoir à la Coumba-la-trop-enracinée que la tradition ne devrait être un poids, comme ce sac de pierres que porte la voyageuse au royaume de la légèreté, qui alourdit. Et ne dites de Yadikoon qu’il est mort ! «Les morts ne sont pas morts» ! Et si on s’entête à dire des morts qu’ils sont morts, le rasta à pipe demande de foutre la paix aux morts. Mais, ces morts ont leur rôle à jouer dans la vie des vivants qui ne savent plus où ils en sont. Et où en est Coumba Ngélaw avec le Saltigué au moment où Coumba Reen continue son voyage initiatique sous la direction artistique du Maam qui l’ouvre à l’art de la légèreté ? Ngélaw, elle, s’initie à l’art de l’enracinement ! Elle doit prendre des décisions en compagnie du Saltigué : ventoline ou «tisane sale», calebasse ou pharmacie. «Vous n’avez pas d’eau et vous voulez ruiner le projet», reproche-t-elle à son interlocuteur. «Tëjal sa gat te nga naan», le vieux à de ces termes ! Il fera comprendre à celle qui s’écrie «mais bordel je suis qui moi ?» que projet d’eau sans esprit Kirikou n’est que ruine d’investissement.
Et il sera bien content, notre Saltigué, de revoir Yadikoon. Retrouvailles des deux initiateurs, retrouvailles des deux initiées ! Qui voudront se battre, qui se battront. Rien de méchant ! «La lutte fait partie du rituel», dit le revenant du royaume des morts. Les jumelles, qui sont en vrai l’habitat des femmes de Ndeuk Daour, seront intronisées dans des robes blanches, chacune avec son rôle. Sœurs, «désormais, le sort de Ouakam est entre vos mains». Et on ne sait comment, mais, on les verra habitées par l’esprit de Felwine Sarr. On les entendra restituer les idées de l’Afrotopia de l’universitaire. «L’Afrique n’a personne à rattraper. Elle ne doit plus courir sur les sentiers qu’on lui indique, mais marcher prestement sur le chemin qu’elle se sera choisi. Son statut de fille âińee de l’humanit́e requiert d’elle de s’extraire de la comṕetition, de cet âge infantile où les nations se toisent pour savoir qui a accumuĺe le plus de richesses, de cette course effŕeńee et irresponsable qui met en danger les conditions sociales et naturelles de la vie. Sa seule urgence est d’̂etre à la hauteur de ses potentialit́es». Afrotopia pour Felwine, «utopie active» pour Saliou. Puisque la pièce d’un des Sarr est la projection artistique des pensées de l’autre Sarr. Coumba Reen, Coumba Ngélaw.