UN TOMBEAU POUR KINNE GAAJO
Porté par la puissance de l’écriture de Boubacar Boris Diop, il jette un regard acerbe sur des pratiques sociales plombées par la légèreté, l’irresponsabilité et dont la tragédie du bateau le Joola est un stigmate, un objet-témoin.
Boubacar Boris DIOP
345 pages. 2024, Editions Philippe REY
Rempli à presque quatre fois plus que sa capacité normale, le bateau le Joola qui assurait la liaison Dakar/Ziguinchor/Dakar a coulé dans les profondeurs océanes par une nuit d’orage, entre Ziguinchor et Carabane, avant que l’aurore ne s’éveille. Les secours avaient tardé, alors que pris au piège les passagers s’étaient débattus jusqu’à n’en plus pouvoir, pour finir par s’épuiser et s’effondrer dans les entrailles du bateau le joola.
Avec un lourd bilan estimé à 1884 vies fauchées, cette catastrophe pire que celle du navire de croisière réputé insubmersible le Titanic (1500 morts), survenue en 1912, a par la force des choses, transformé le bateau en un tombeau pour ces corps privés de sépulture donc d’humanité. Une possibilité offerte par contre à celles et ceux qui n’avaient pas « été avalés par l’océan » et ont été rejetés sur la plage. Le drame s’est produit le 26 septembre 2002.
Et dans ce roman plein de douleur et de tendresse on y voit la mort, dans son appétit insatiable, revêtir le visage de Kinne Gaajo, journaliste et écrivaine talentueuse. Ainsi donc, l’amie de toujours, des jours heureux et malheureux, femme immensément libre, était dans le bateau. Iconoclaste, tordant le cou aux choses convenues , suivant son instinct, elle a su par l’impertinence de sa plume , rayonner un peu partout dans le monde et dans son propre pays, en participant à des colloques et autres conférences.
Pour son alter ego, Njeeme Pay, autre personnage central du roman, « le mot naufrage » n’avait plus « le même sens selon qu’il a emporté des milliers d’inconnus ou une plus-que-sœur telle que l’avait été Kinne Gaajo pour moi-même ». Sortie de l’anonymat, palpable, en chair et en os, la mort avait cessé d’être « un évènement abstrait et lointain ». Comment alors protester contre l’absence sinon en la présentifiant, en faisant revenir à la surface un vécu, des rencontres, des échanges avec l’être cher, désormais disparu.
En se jouant ainsi de l’oubli voire de l’abîme qui avait avalé Kinne Gaajo, il ne restait plus à Njeeme Pay qu’à convoquer les souvenirs pour immortaliser le parcours d’une fille, une autre elle-même, que la pauvreté avait malmenée jusqu’à impliquer son corps dans un commerce de survie.
Du fait de blessures secrètes, cette femme immensément libre s’était retrouvée sans enfant, abîmée par une vie dissolue qui l’incitait à s’abandonner dans des bras de hasard. Là-bas à Thiaroye, dans son quartier de NettiGuy, avec ses rues encombrées de jeunes filles en quête de revenus, proposant des sachets d’eau ou de bissap aux passants. A travers cette figure attachante qui irradie le roman ce sont les visages de toutes les autres victimes qui nous reviennent et emportent notre compassion. Avec Kinne Gajoo qui « irrigue désormais ce chiffre (1884 morts) de son sang » la tragédie du « Joola » acquiert « une véritable signification humaine ».
Traduit du wolof par son auteur, « Bàmmeelu Kocc Barma », devenu en français du fait de la centralité du personnage, « le Tombeau de Kinee Gaajo », est un roman structuré autour de réminiscences agitées dans des flash- back où se revivent des scènes de joie, de douleur. Ses affres, ses déchirures, ses interrogations. Porté par la puissance de l’écriture de Boubacar Boris Diop, il jette un regard acerbe sur des pratiques sociales plombées par la légèreté, l’irresponsabilité et dont la tragédie du bateau le Joola est un stigmate, un objet-témoin.