FELWINE SARR ET GILLES YABI PENSENT L'APPRÈS COVID-19 EN AFRIQUE
« L’économie néolibérale sauvage ne nous convient pas. Nous sommes ceux qui profitent le moins de la globalisation alors que nous disposons de la matière première. Donc, comment rester dans un système dans lequel nous sommes toujours perdants ? »

Après l’analyse, dans le troisième épisode, consacrée aux faiblesses stratégiques de l’Afrique dans la compétition mondiale, notre série consacrée à l’analyse géopolitique de la place de l’Afrique dans le monde post-Covid donne, aujourd’hui, la parole à des intellectuels africains comme Felwine Sarr et Gilles Yabi pour repenser l’avenir.
Certains spécialistes avaient prédit le pire au continent. Paradoxalement, la crise de la Covid-19 pourrait bien être une chance pour l’Afrique de se libérer d’un schéma dans lequel elle est toujours perdante. C’est, du moins, l’avis de Felwine Sarr.
Premier constat : « L’économie néolibérale sauvage ne nous convient pas. C’est un jeu dans lequel nous perdons ; nous sommes ceux qui profitent le moins de la globalisation alors que nous disposons de la matière première. Donc, comment rester dans un système dans lequel nous sommes toujours perdants ? » Deuxième constat : Ce libéralisme écervelé « impacte, de manière négative, la planète et crée une crise écologique dont nous subissons tous les effets (l’Afrique émet à peine 4 % des gaz à effet de serre, mais subit le plus les effets du changement climatique et la perte de la biodiversité et a moins de moyens pour y faire face) ». Troisième constat : avec cette crise, tout le monde est en train de se replier sur soi, de relocaliser. Autant de raisons qui font dire à M. Sarr que cette crise constitue « une formidable opportunité » pour produire ce dont nous avons besoin, créer de la valeur ajoutée sur place, des industries neutres en carbone et écologiquement responsables. Bref, bâtir des économies centrées sur la satisfaction de nos besoins (ce qu’il appelle économicité).
S’émanciper des schémas du passé
« D’ailleurs, l’un des arguments de la faible mortalité sur le continent, c’est notre jeunesse qui était un danger pour les autres et qui se trouve être notre atout durant cette crise. Donc, nous avons tous les outils en main, à condition que nous expérimentions la souveraineté sur nos ressources, que nous les exploitions à notre profit, que nous nous émancipions d’un certain nombre de schémas qui ne nous conviennent pas et que nous mettions en place des schémas qui répondent à nos besoins. Si on avait besoin d’une démonstration flagrante de la nécessité d’entreprendre cette réforme profonde, elle est là », conclut l’auteur d’« Afrotopia ».
De là à dire que rien ne sera plus comme avant ? Rien n’est moins sûr ! Ce qui est sûr, insiste Felwine Sarr, c’est qu’une brèche s’est ouverte dans le temps. Sans faire de pronostic sur l’après-Covid-19, il croit qu’on vit un moment historique. « Ce que j’ai noté d’assez significatif, c’est le désir d’un monde nouveau. Cela change la donne, même si ce monde qui vient dépend grandement des rapports de force au sein de chaque société », avance-t-il. Autrement dit, il faudra se mettre au travail, injecter assez de forces sociales et de créativité pour contrer les forces d’inertie et induire un changement réel. Au Sénégal, une vingtaine d’économistes, dont fait partie Felwine Sarr, travaillent sur un modèle de restructuration économique après la crise. « Le monde qui vient, nous ne devons plus le rêver, l’espérer, mais être dans une écologie de l’action », soutient ce dernier. Pour Gilles Yabi aussi, il faut profiter, d’une certaine manière, de la crise pour faire des réorientations qui auraient été difficiles en temps normal, promouvoir la production et la consommation locales, renforcer l’intégration régionale et mutualiser les ressources dans le domaine de la recherche scientifique et particulièrement de l’innovation.
Mais apparemment, le travail n’est pas qu’économique et politique. Il y a aussi une géopolitique du sens à déployer. « Si vous avez des individus ou des sociétés dont les infrastructures psychiques ont été attaquées, minées, sur qui on a projeté la condescendance, le mépris pendant des siècles, il y a un travail de reconstruction des infrastructures psychiques et de la confiance en soi absolument important à faire », ajoute Felwine Sarr, convaincu que quand l’Afrique qui comptera quatre milliards d’habitants en 2100 (40 % de la population mondiale) reprendra confiance en elle-même, le monde changera !