« IL EXISTE D’AUTRES MODÈLES DE DÉVELOPPEMENT PLUS ADAPTÉS À L’AFRIQUE »
Pour l’écrivain franco-congolais Alain Mabanckou, l’aide publique au développement doit prendre en compte les spécificités culturelles en Afrique pour encourager l’émergence de modèles de développement proprement africains

La notion de « développement » vient selon vous du Nord. Que voulez-vous dire ?
C’est un fait : les critères de développement sont formulés par les puissances économiques dominantes. Celles-ci décrètent, en quelque sorte, qui peut s’asseoir à la table du G7 ou du G20. Or ces critères ne coïncident pas forcément avec les critères de développement vus d’Afrique. Notre continent a ses propres traditions, une autre manière de gérer les conflits, un autre rapport aux institutions. Nos institutions traditionnelles sont, d’ailleurs, souvent perçues à l’extérieur comme étant incompatibles avec le sens de l’évolution des sociétés.
Finalement, c’est un peu comme la définition des critères de beauté. Dans plusieurs régions d’Afrique, une femme forte est très convoitée. En Europe, il faut être mince, voire anorexique, pour mériter la couverture d’un magazine ! En ce sens, l’idée dominante de la beauté est européenne tout simplement parce que les Européens ont tous les moyens de diffuser leur définition à travers leurs journaux, leurs médias, leurs produits. L’Afrique n’a pas cette capacité à imposer aux autres ses propres critères. Et la présence de régimes autocratiques, de mon point de vue, n’arrange pas les choses. Les notions de développement et d’autocratie sont en effet antinomiques, même si la Chine est une grande puissance incontournable, et l’Inde une puissance émergente de plus en plus forte.
Face au dérèglement climatique et dans un modèle économique fondé sur la croissance de plus en plus critiqué, l’Afrique a-t-elle une carte à jouer ?
L’Afrique regarde et s’inspire des autres nations émergentes, en particulier en Amérique latine. Elle observe notamment sa capacité, à travers la valorisation des cultures et des produits locaux, à se doter d’une certaine autonomie économique et à réguler les élans faussement généreux de certains gouvernements occidentaux qui reprennent de la main droite ce qu’ils ont d’abord donné de la main gauche. Il existe indéniablement d’autres modèles de développement plus adaptés à notre continent, intégrant la manière africaine d’exister, de gérer les conflits, de partager les richesses et aussi de les fabriquer.
Quel rôle assignez-vous à la diaspora africaine ?
Elle a un grand rôle à jouer. Celui-ci consiste non seulement à donner de l’enthousiasme aux populations du continent, mais aussi à accompagner les économies locales, par ses actions et initiatives économiques. La diaspora donne déjà beaucoup, à travers ses transferts d’argent du Nord vers le Sud ou par la création d’entreprises. De même, en repensant et en réécrivant l’Afrique, la diaspora intellectuelle – comme nos aînés dans les années 1930-1940, les Aimé Césaire et autres Léopold Sédar Senghor – lui donne la possibilité de se sentir fière d’elle-même.
Dans les pays du Nord, de nombreuses voix politiques disent vouloir instaurer un « partenariat d’égal à égal ». Qu’en pensez-vous ?
On est là dans un monde idéal. Pour instaurer une relation d’égal à égal, un équilibre préalable est nécessaire. Si je veux forger un véritable partenariat avec la France, la seule richesse ne me suffit pas. Un souffle démocratique, l’esprit d’entreprise, l’existence d’un gouvernement qui ne s’apparente pas à un syndicat de responsables pillant les ressources de l’État : tout cela est indispensable. Par ailleurs, une question se pose : si les comptes publics d’un partenaire ne sont pas clairs, la France doit-elle traiter avec lui ? Il faut pouvoir être sûr que l’aide parviendra bien dans les mains de ceux à qui elle est destinée et qu’elle sera utilisée à bon escient. Certes, on ne peut pas mettre un gendarme derrière chaque euro dépensé. Mais il faudrait instaurer des mécanismes de contrôle adéquats. Les gouvernements des pays riches octroient souvent leur aide en faisant confiance au gouvernement pour la répartir au sein de son peuple. C’est une erreur et cela crée beaucoup de suspicion parmi la population.
Face à un gouvernement autoritaire, susceptible de détourner l’aide internationale, faut-il alors s’abstenir ?
Ce serait une erreur. Les aides font partie de la courtoisie internationale. Elles nous distinguent de la bestialité. On ne peut pas accepter l’idée de non-assistance à peuple en danger. Par ailleurs, l’aide ne vient pas de nulle part, c’est un processus qui résulte de relations historiques, économiques, culturelles communes. La population de l’État qui aide doit avoir conscience qu’il a contribué, d’une certaine manière, à la détérioration de l’espace de l’État qui reçoit cette aide. Mais il convient aussi, je le répète, de s’assurer que l’aide octroyée de bonne foi est répartie équitablement entre les partisans et les adversaires du régime en place. Il faudrait même faire en sorte que cette aide favorise une certaine démocratisation du pouvoir. Car l’aide ne se suffit pas en elle-même, il faut en examiner les conséquences sur le terrain.
Le bailleur ne s’expose-t-il pas, dans ce cas, au soupçon de « l’ingérence postcoloniale » ?
Ce soupçon ne sera sans doute jamais totalement écarté. Mais si l’on pouvait tracer le cheminement de l’aide, depuis son déblocage jusqu’à sa réception par les bénéficiaires, cette suspicion, ce soupçon de connivence, disparaîtrait en partie. Le problème, c’est qu’en Afrique, l’aide atterrit souvent dans les poches du dirigeant local…
Y a-t-il une forme d’injustice de la part des pays du Nord à demander aux pays en voie de développement de contribuer à l’Accord de Paris ?
C’est le résultat du déséquilibre entre les pays développés et les autres. Mais les gouvernements africains ne peuvent pas laisser la forêt du bassin du Congo partir en fumée. Il s’agit d’un bien commun, qu’il faut protéger tous ensemble, de la même manière que certains monuments font partie du patrimoine mondial de l’humanité. Si nous perdons cette forêt, c’est un bien de l’humanité qui disparaîtra.