DETTE AFRICAINE : LA GÉNÉROSITÉ CALCULÉE DE MACRON
«Aujourd’hui, 40 % de la dette africaine, entre 145 et 175 milliards de dollars, est due à la Chine. Dans quelle mesure, Macron peut-il inviter à annuler une dette qu’il ne possède pas ?»
Alors que la dette du continent est en grande partie due à la Chine, la demande d’annulation du président français est surtout interprétée par certains comme un effet d’annonce.
Ce fut certainement l’annonce la plus surprenante du discours présidentiel lundi soir : «Nous devons aussi savoir aider nos voisins d’Afrique à lutter contre le virus plus efficacement, les aider aussi sur le plan économique en annulant massivement leur dette», a déclaré Emmanuel Macron, qu’on n’attendait pas forcément sur ce terrain-là. Aussitôt, les réseaux sociaux ont été envahis de commentaires cocardiers s’insurgeant contre une annulation de dettes en faveur de l’Afrique alors qu’une largesse du même genre aurait dû profiter en priorité à nos entreprises nationales.
Autant rassurer tout de suite ces internautes «patriotes» : «Aujourd’hui, 40 % de la dette africaine, entre 145 et 175 milliards de dollars, est due à la Chine. Dans quelle mesure, Macron peut-il inviter à annuler une dette qu’il ne possède pas ?» s’interroge malicieusement Andrea Ngombet, un activiste congolais au sein du collectif Sassoufit qui depuis son exil parisien dénonce la kleptocratie qui règne au Congo-Brazzaville.
Voilà bien longtemps que les entreprises chinoises se sont incrustées dans le paysage économique de son pays natal, «à l’aide de contrats bidons, d’offres d’infrastructures plus ou moins fiables. Et avec des contreparties qui relèvent d’un système quasi féodal, en prenant possession des ressources locales. On retrouve le même système à Djibouti, en Guinée, en république démocratique du Congo ou en Ouganda», accuse-t-il. «Du coup, l’annonce de Macron vise peut-être à faire pression sur la Chine pour la contraindre à entrer réellement au sein du Club de Paris, là où se négocient les dettes africaines et où Pékin n’a jusqu’à présent accepté qu’un poste d’observateur depuis deux ans», suggère l’activiste congolais, qui voit dans cette démarche la possibilité d’impliquer la Chine «à un moment où les entreprises françaises en Afrique souffrent de l’insolvabilité des Etats qui ne règlent plus leurs échéances sous prétexte que la dette les étrangle».
«Mallettes»
Mais il reste plutôt méfiant : «Quand on évoque les dettes africaines, de quoi parle-t-on ? En réalité, il s’agit surtout de malgouvernance. Depuis les années 90, tous les dix ans, on voit naître des initiatives pour annuler les dettes africaines, et on se retrouve à chaque fois dans le même marasme. Car, parmi les pays bénéficiaires, il y a toujours les mêmes régimes qui volent les ressources de leurs pays», déplore-t-il. Et de rappeler que plus de 50 milliards de dollars (environ 45 milliards d’euros) échappent chaque année au fisc sur le continent et se retrouvent sur des comptes dans les paradis fiscaux, «sans compter les innombrables mallettes de cash qui circulent et ne sont pas comptabilisées».
Reste que les initiatives en faveur de l’allégement ou de l’annulation des dettes africaines sont à nouveau dans l’air du temps : le 11 avril, huit personnalités africaines signaient une tribune en faveur d’une suspension immédiate du remboursement de la dette, pour faire face aux conséquences économiques du coronavirus en Afrique. «Et le jour même du discours de Macron, c’est le FMI qui annonçait le versement d’une aide d’urgence à 25 pays, dont 19 africains. Aide qui leur permet de couvrir six mois de remboursement de leurs dettes à l’égard de cette institution», rappelle Kako Nubukpo, économiste et ancien ministre togolais.
«Anticipation»
«En réalité, Macron s’aligne sur cette position du FMI. C’est peut-être une bonne chose à court terme, parce que le continent manque de moyens pour répondre à la pandémie avec un déficit annuel de 66 milliards de dollars dans le seul domaine de la santé. Mais c’est une arme à double tranchant car on perpétue aussi le schéma des trente dernières années qui ne sanctionne pas la malgouvernance. Laquelle a justement conduit à négliger les infrastructures de santé», constate-t-il lui aussi, appelant à rester très vigilant sur les modalités éventuelles de cette annulation et le choix des bénéficiaires.
«En quoi un effacement des dettes peut-il combler à court terme le manque de masques, de respirateurs, voire d’électricité ?» s’interroge de son côté l’analyste politique ivoirien Franck Hermann Ekra. Lui voit dans cette annonce «une anticipation du monde d’après» : «On a le sentiment que Macron tente de reprendre la main en Afrique, tout en rappelant implicitement le destin universaliste de la France. Et dans l’immédiat, derrière le masque de la générosité, c’est aux Français qu’il s’adresse bien plus qu’aux Africains. Comme pour souligner que la France est passée du côté des soignants, avec un président qui, d’un discours à l’autre, a troqué l’uniforme du général de guerre pour la panoplie du médecin en chef. On est aussi dans le registre de l’émotion, celui qui s’impose au discours politique en ces temps de pandémie.»