LE FËGG JAAY À LA MERCI D’UN CLIMAT IMPRÉVISIBLE
Les manteaux et pulls restent sur les étals pendant que le thermomètre affiche plus de 32°C. Un dérèglement climatique qui bouleverse les traditions commerciales et menace la survie économique de nombreux commerçants
Confrontés aux effets et variations d’un climat imprévisible, bouleversant les habitudes, nombres de commerçants et grossistes de vêtements de seconde main appelés «fëgg jaay» (en wolof et friperie en français) sont dans l’expectative. Ayant investi beaucoup d’argent dans les vêtements de chaleur (pulls, manteaux, couvertures… souvent en vogue en période de froid), comme chaque année en pareille période, nombre de ces grossistes et détaillants, qui avaient anticipé la saison, se retrouvent avec des stocks importants d’invendus, la fraîcheur tardant encore à s’installer, entrainant des pertes énormes.
Colobane ! Des rues étroites grouillant de monde, des clients, des marchands et des «borom pousse-pousse» s’entrecroisent. Dans une cacophonie, des bruits et tintamarres familiers, le marché de friperie, communément appelé marché «fëgg jaay», l’un des plus grands pourvoyeurs de ce produit au Sénégal, ne désempli pas. Entre klaxons stridents des motos, chargées de «fëgg jaay», de balles de friperie et vacarme de vendeurs criant à tue-tête ou à l’aide de mégaphones pour attirer le maximum de clients, il y a de l’animation partout. En cette matinée ensoleillée au ciel couvert, avec un vent modéré, la prévision météo annonce une température de 25°C à 28 voire plus, c’est selon. Une «anomalie», due aux changements imprévisibles du climat, qui perturbe les activités des commerçants locaux. Notamment ceux spécialisés dans la vente des vêtements chauds (pullovers, jackets, manteaux, couvertures…), auxquels les populations font souvent recours quand les températures chutent.
En effet, avec la baisse de température notée le début du mois, avec des précipitations ou pluies hors saison enregistrées entre les 2, 3 et même 4 décembre 2024 dans plusieurs régions du pays dont celles du Nord et de l’Ouest notamment à Dakar, nombre de commerçants, «sentant ainsi la fraicheur s’installer» enfin, ont investi dans ces vêtements contre le froid. Mais, le froid tarde escompté encore. Pis, à leur grande surprise, les températures ont vite grimpé, dépassant souvent les 32°C depuis lors. Ce qui fait que des grossistes et détaillants du marché «fëgg jaay» de Colobane se retrouvent avec des stocks encombrants : c’est de l’argent bloqué entrainant des pertes qui s’accumulent.
Une anticipation basée sur les habitudes passées
Certains commerçants du marché Colobane adaptent et font leurs achats par anticipation en fonction des saisons climatiques et des habitudes. Depuis des décennies, la période de l’harmattan, qui s’étend de novembre à mars, marquée par «un vent du Nord-est, très chaud le jour, plus froid la nuit, très sec et le plus souvent chargé de poussière» est caractérisé par «un alizé continental» avec des températures qui «chutent et où l’air devient sec et frais». Une fraîcheur qui constitue une véritable aubaine pour eux, permettant l’écoulement de ces vêtements adaptés.
Ainsi, les manteaux, pulls, écharpes et autres couvertures se vendent à grande échelle. Pour les grossistes comme pour les détaillants, cette saison est un moment clé pour faire de bonnes affaires et des bénéfices. Ces habitudes du passé continuent de dicter leurs stratégies de commandes et d’achats : en novembre, ils commandent des produits qu’ils stockent dans l’attente de l’arrivée du froid.
Ces prévisions basées sur des années d’expérience, des cycles climatiques réguliers, et la conviction de l’arrivée de la fraîcheur surtout au sortir d’un hivernage pluvieux, leur permettaient alors de se préparer pour un pic de ventes. Cependant, cette année, comme d’ailleurs l’année précédente, un imprévu bouscule leurs certitudes : le changement du climat. Jusqu’à la mi-décembre, Dakar, à l’image de l’intérieur du pays, continue d’enregistrer des vagues de chaleurs. Ce que témoigne El Hadj Lamine, un grossiste-revendeur. «Je suis très inquiet ! J’ai investi 5 millions pour ces marchandises dont 1 million dans les vêtements pour la période de fraîcheur. Mais je n’ai vendu que 2 balles au début du mois. Depuis lors, je n’ai plus rien vendu, c’est vraiment difficile !».
Ce constat est similaire chez M. Niang : «cette situation nous impacte financièrement. Malheureusement, nous n’avons pas d’issus pour les acheteurs qui ne savent pas si demain il fera chaud ou froid».
Pour les détaillants, la situation est aussi délicate. Fatou Diop, une détaillante installée au marché Colobane depuis quelques années, s’en désole. «En octobre, j’ai acheté trois balles d’habits chauds comme des manteaux et des pulls, parce que les gens se ruent vers ces habillement dès que le froid arrive. Mais, cette année, rien ne se vend.»
Des stocks qui pèsent sur les finances
Cette anticipation, basée sur les habitudes du passé et non sur les prévisions climatiques, s’avère un pari risqué cette année. Les piles de manteaux, pulls et écharpes s’accumulent dans les boutiques, magasins et les entrepôts. «J’ai investi tout mon capital dans ces vêtements chauds», raconte Fatou, visiblement inquiète. «Si je ne les vends pas rapidement, je ne pourrai pas acheter de nouveaux produits. Et, avec les dépenses de fin d’année, ce sera très difficile».
M. Niang, quant à lui, se retrouve avec un entrepôt plein. «Nous sommes dans un contexte où tout est cher. Si on vend moins, cela se fait ressentir automatiquement». Pour El Hadj, «lorsque les conteneurs viennent de l’Italie, de l’Allemagne, de la Belgique…, nous les grossistes revendeurs, nous perdons parce que la marchandise ne bouge pas. J’ai les stocks de l’année dernière que je comptais écouler cette année, mais je ne comprends rien», confie-t-il.
Des stratégies limitées pour écouler les stocks
Face aux variations climatiques et le retard ou l’incertitude quant à l’effectivité de l’installation du froid attendu, les commerçants et grossistes tentent de s’adapter. Fatou a décidé de baisser les prix : «j’ai procédé à des réductions - en guise de promotions, soldes -, mais les clients ne veulent pas acheter des manteaux alors qu’il fait chaud». Certains détaillants se montrent plus prudents : «je préfère attendre que le froid arrive avant d’acheter de nouveaux vêtements. Sinon, je risque moi aussi de me retrouver avec des invendus», explique El Hadj Lamine. De son coté, M. Niang essaie de proposer des remises sur les balles d’habits de chaleur. «Nous faisons des réductions pour certains articles comme les vêtements de chaleur. Mais, pour ceux du froid, nous gardons les mêmes prix, vu que nous vendons en gros», ajoute-t-il.
Eclairage du ministère du Commerce sur l’interdiction du « fëgg jaay »
A ces inquiétudes soulevées vient s’ajouter la polémique née de la volonté annoncée du ministère du Commerce, de l’Industrie et des PMI d’interdire les friperies au Sénégal. Seulement, le département chargé du Commerce qui parle de mauvaise interprétation de l’annonce du ministre Serigne Guèye Diop sur l’interdiction de l’importation de vêtements de seconde main au Sénégal a apporté des précisions. «(…) Il ne s'agit en aucun cas d'une mesure immédiate ou d'une interdiction brutale, comme cela a été interprété. La décision annoncée fait partie d’une stratégie à moyen et long terme visant à soutenir et développer le secteur textile local, en encourageant la production nationale et la création d’emplois dans ce secteur clé de notre économie. Loin d'être immédiate, cette mesure sera implémentée après la réouverture des usines textile et la mise en activité de sites de production visant à valoriser la filière coton de sa production à sa transformation dans le but d’encourager le consommer local et de renforcer le secteur du vêtement local», informe un communiqué du ministère qui dit être «pleinement conscient de l’importance des vêtements de seconde main pour de nombreuses familles sénégalaises et pour une grande partie de la population qui y trouve un moyen de subsistance».