NOS SYSTEMES D'ELEVAGE AUSSI POSENT PROBLEME
Le Sénégal va célébrer, samedi 22 février 2025, la 9ème édition de la Journée de l’Elevage, sous le thème : «La valorisation des produits d'origine animale, un stimulateur pour la souveraineté alimentaire». Dr Ibrahima Thiam, préconise un investissement

Le Sénégal va célébrer, ce samedi 22 février 2025, la 9ème édition de la Journée de l’Elevage, sous le thème : «La valorisation des produits d'origine animale, un stimulateur pour la souveraineté alimentaire». C’est dans un contexte où les produits laitiers importés sont souvent jugés de mauvaise qualité, pour un pays ne disposant pas d’une politique de développement de sa filière laitière. Dans cet entretien réalisé lors d’une tournée sur le vol de bétail dans les régions de Kaffrine et Kaolack, le spécialiste en productions animales et expert au Bureau sous-régional de l’Organisation des Nations pour l’alimentation et l’agriculture (FAO/SFW), Dr Ibrahima Thiam, recommande un investissement conséquent et continu dans le secteur de l’élevage, le développement de la culture fourragère basé sur la maîtrise de l’eau et l'amélioration génétique des races pour booster la production laitière. Ce qui limiterait les milliards perdus dans les importations de produits laitiers. Surtout que, selon la FAO, le Sénégal a importé rien qu’en 2023 plus de 24.856,1 tonnes en lait et produits laitiers, pour une valeur de 76.881.000 millions de dollars américains.
On constate que le Sénégal n’est pas autosuffisant en lait. Comment l’expliquer ?
Il y a plusieurs facteurs qui expliquent que le Sénégal ne soit pas autosuffisant en lait. On peut prendre comme premier facteur la qualité génétique de nos races. Nous avons des races locales, qui sont les zébus Gobra, dans la partie Nord, les Ndamas au Sud et les produits de leurs croisements au Centre (Djakoré). Ce sont des races à faible productivité, qui, au meilleur des cas, ne peuvent produire que 2 litres de lait par jour, et sur une période ne dépassant même pas les 3 mois de la saison des pluies. Donc, en moyenne, la production de nos races tourne autour de 1 litre par jour sur 7-8 mois de lactation. Comparé à certaines races occidentales qui peuvent produire 30 à 40 litres, comme la Holstein, la qualité génétique de nos races est très faible.
Il y a aussi la qualité de nos pâturages. Nous n’avons que trois mois de pluies et l’alimentation détermine globalement la productivité de nos animaux. Par exemple, au Nord du pays, de Podor jusqu’à Sud Linguère (Thiel, Gassane), un hectare de pâturage produit entre 100 et 500 kilos de fourrage ; ce qui est très faible comparé à des zones comme la Basse-Casamance, où la productivité des pâturages peut aller jusqu’à 2 tonnes, voire plus à l’hectare. En dehors des trois mois de la saison des pluies, où on a des pâturages d’excellente qualité, le reste n’est que des herbacées naturelles qui finissent par terminer leur cycle, jaunir et s’assécher, et donc, pratiquement avec une valeur nutritive nulle.
Nos systèmes d’élevage posent aussi problème. Les animaux sont obligés de se déplacer du Nord au Sud pour aller rechercher des pâturages. Evidemment, ce déplacement-là entraîne une perte de poids, parce que la marche constitue une dépense d’énergie. C’est ce qui explique que, d’habitude, nos animaux ne peuvent pas produire une grande quantité de lait. L’autre aspect qu’il faut signaler, en termes de contraintes, c’est l’aspect santé animale. Notre pays fait face à différentes maladies, que ce soit d’abord chez les petits ruminants comme chez les bovins. On a encore la persistance de certaines maladies épizootiques comme la fièvre de la vallée du Rift, la péripneumonie contagieuse bovine (PPCB), la fièvre aphteuse, les pasteurelloses et les charbons (bactéridien et symptomatique). On note aussi, la problématique de la gestion de l’espace. Globalement, les terres ne sont pas extensibles, ce qui fait qu’il y a une érosion des terres pastorales au bénéficie des terres agricoles, dans la mesure où l’extension de l’agriculture se fait à partir des terres pastorales. Ce qui, d’ailleurs, entraine des conflits, justifie l’adoption récente du Code pastoral.
Existerait-il d’autres raisons qui justifient ce déficit ?
Oui ! En effet, les organisations professionnelles d’élevage sont peu outillées et n’ont pas les moyens d’accompagner les éleveurs pour acquérir les financements indispensables au développement de la filière laitière. En outre, le secteur de l’élevage doit être financé, avec plus d’attention, comme tous les secteurs, en particulier celui de l’agriculture. Et le gros problème qu’on a par rapport à la filière laitière, c’est le manque de compétitivité de nos systèmes de production par rapport aux importations de lait et produits laitiers.
On note, par exemple, une absence de subvention des acteurs. Dans les pays développés, les éleveurs sont subventionnés sur toute la chaîne de valeur. Depuis la production ou l’achat de fourrages, les producteurs, collecteurs, transporteurs, artisans et industriels jusqu’aux consommateurs, ily a des subventions qui sont mises en place.
Au Sénégal, il n’existe pas de subventions. Pis, on se rend compte que, concernant la filière laitière, avec le Tarif extérieur commun (TEC) de l’Union économique et monétaire ouest africaine (UEMOA), le lait est taxé à 5% seulement, alors que la TVA sur les autres produits dont le lait local est taxée à 18%. C’est donc ce tarif-là qui fait que le lait en poudre rentre de façon préférentielle et vient concurrencer la filière laitière locale.
Le dispositif institutionnel est également à questionner. Le personnel de l’élevage est très réduit, du niveau national jusqu’au niveau local. Il aurait fallu qu’on ait un dispositif plus maillé pour prendre en charge l’appui-conseil par rapport aux systèmes de production, la formation des éleveurs et des organisations professionnelles. Il faut aussi un accompagnement pour lutter contre les maladies animales. Il faut qu’on ait les moyens de nos politiques pour pouvoir vacciner le cheptel régulièrement et conformément aux recommandations de l’Organisation mondiale de la santé animale (OMSA) qui est d’atteindre un taux de 80% par an. Et pour ce faire, il faut que le Sénégal puisse produire ces vaccins et qu’on puisse en disposer pour mener des campagnes de vaccination annuelles.
Le lait importé est jugé comme étant de mauvaise qualité. Comment percevez-vous cette question ?
C’est difficile de répondre à la question parce que ceux qui sont habilités à dire que ce lait n’est pas de bonne qualité, c’est peut-être ceux qui font le contrôle. Mais, il y a des textes législatifs et réglementaires qui existent par rapport à la qualité des produits laitiers. Maintenant, est-ce que c’est appliqué ou pas, ça, c’est un autre problème. Mais ce qu’on peut dire concernant le lait qui est importé, c’est qu’il ne s’agit d’ailleurs, la plupart, pas de lait, mais des produits laitiers. Ceci pour la bonne et simple raison que ce sont des excédents de l’Union Européenne (UE), des États-Unis ou du Brésil qui nous arrivent transformés en poudre dont la matière grasse. En Europe, ils ont l’habitude de prendre les excédents et d’en faire du beurre ou du fromage, mais généralement du beurre. Quand on enlève la matière grasse, il va rester un peu du lait écrémé ou demi-écrémé, selon le degré d’extraction. Et le processus utilisé, pour que ces sous-produits-là ne se gâtent pas, c’est d’en faire de la poudre de lait par dessiccation. Et c’est ça qui nous arrive au Port de Dakar. Arrivé ici aussi, on a un problème qu’il est quand-même important de souligner, c’est qu’il y a des laits pour lesquels on ajoute de la matière grasse végétale. Vous le voyez sur certains sachets où il est marqué «matière grasse végétale». Dès l’instant qu’il y a ajout de matière grasse autre que celle naturelle dans du lait, ce n’est plus du lait, c’est un produit laitier. Donc, dire qu’on consomme du lait, non, mais on nous vend généralement des produits laitiers qui sont des sous-produits sans aucune valeur, d’où cette problématique de concurrence du lait local qui est étouffé par les importations.
Quelles solutions préconisez-vous?
Je parlerai d’abord peut-être des solutions qui sont à un niveau supra. En termes de politique d’élevage, il nous faut une véritable politique laitière. Mais la politique laitière, ça se fait sur le long terme. On ne mène pas une politique laitière sur 5 ans. Il faut au minimum 20 à 25 ans pour mettre en place une politique laitière continue qui nous permettrait d’avoir l’autosuffisance en lait.
Pour cela, je vous donne l’exemple de la Tunisie. En 2000, ce pays saharien était déjà autosuffisant en lait. Et comment ils ont fait pour arriver à ce résultat ? Procédons par le parallélisme comparatif. Si je prends l’exemple de ce pays, c’est qu’il ressemble fortement au Sénégal, en termes de populations, de superficie et que même notre pays est plus doté par la nature (pluviométrie, climat, ressources souterraines en eau). La Tunisie était comme le Sénégal, avec de faibles productivités des races locales, un climat sec et des pluviométries dans certaines zones qui tournaient autour de 100 millimètres par an. Malgré tout, ils sont parvenus à bâtir une filière laitière durable et viable qui a permis d’atteindre l’autosuffisance en lait en 25 ans.
Première chose donc, il faut un Document de politique qui décline clairement les ambitions basées sur l’objectif de production qu’on doit aligner sur l’augmentation de la population et les besoins de consommation de lait. C’est essentiel. Il faut aussi trouver une stratégie de financement. Un autre aspect, c’est l’amélioration génétique parla création d’un Centre national d’amélioration génétique à côté duquel, il y a des unités départementales de diffusion de la génétique. Il faudra faire donc de telle sorte que, dans tous les départements et arrondissements du Sénégal, les services d’amélioration génétique seront accessibles à tous les éleveurs et toute l’année
Ainsi, le Centre national d’amélioration génétique (CNAG) qui est situé présentement à Dahra, mais devait à mon avis être délocalisé à Dakar pour des raisons de qualité du climat plus adapté aux races exotiques devant produire des semences destinées à l’insémination artificielle, devrait jouer pleinement son rôle en disposant d’experts et techniciens, zootechniciens et vétérinaires qualifiés, qui vont scruter les meilleures géniteurs de race, les importer et faire en sorte qu’on puisse collecter les semences in situ, les tester, les mettre en paillettes et les conserver pour diffusion jusqu’au niveau local. La Tunisie, par exemple, a mis en place un système d’insémination très rodé, pour lequel non seulement ils ont formé des inséminateurs au niveau national, mais aussi des inséminateurs de proximité.
En termes d’amélioration génétique, il faut éviter d’importer des animaux car cela délocalise les emplois qui auraient dû être créés au Sénégal pour les femmes et les jeunes de ce pays qui ont besoin d’emplois durables. Il est reconnu qu’en matière de production animale, on ne doit pas importer des animaux parce qu’il y a des risques de propagation de zoonoses et d’autres maladies contagieuses, mais aussi des ectoparasites exotiques qui existent dans certains pays, mais pas au Sénégal.
L’État du Sénégal, actuellement, met des milliards sur les importations d’animaux. Techniquement, ce n’est pas viable, ce n’est pas démocratique, parce qu’on concentre une partie de la richesse nationale sur une certaine association au détriment de l’ensemble des éleveurs. A titre d’exemple, si l’Etat investissait 2 milliards par an dans l’insémination, cela aurait pu permettre de créer une chaine de valeur vertueuse de l’insémination au Sénégal, avec des milliers d’emplois durables pour les jeunes professionnels vétérinaires et zootechniciens. Cela aurait permis, par exemple, d’inséminer entre 50 et 60.000 vaches par an. Avec un taux de réussite, rien qu’en une seule insémination, de 30%, ce qui a été vérifié au Sénégal dans la pratique, ce sera au moins 18.000 naissances par an contre seulement 2.500 vaches importées en 2024 au Sénégal. L’audit de ce programme devrait permettre de meilleures prises de décision dans l’avenir. Il en va de l’atteinte de la souveraineté laitière du Sénégal.
Que faudrait-il faire pour améliorer la qualité de l’alimentation des animaux ?
On peut arriver à la souveraineté alimentaire pour le bétail ; mais il faut aussi une importante capacité de production fourragère toute l’année. Le premier problème de l’élevage, c’est l’alimentation. Il faut que nos animaux puissent disposer d’herbes de qualité toute l’année. Ce qu’on a souvent au Sénégal, c’est de l’herbe asséchée, qui n’a plus aucune valeur nutritive. Il faut cultiver du fourrage parle développement de l’agrobusiness. Nous avons 240.000 hectares dans la vallée du Fleuve Sénégal et on exploite à peine la moitié en production rizicole. Le Sénégal doit encourager et accompagner les investissements privés surtout nationaux
La culture fourragère est très rentable et des sociétés étrangères dont je tairai les noms exploitent cette opportunité, mais écoulent leurs productions à l’étranger. Il est temps qu’on puisse arriver à ce que, véritablement, on puisse produire du fourrage. Ce sont là les clés de la souveraineté laitière du Sénégal qui a importé, selon la FAO, plus de 24.856,1 tonnes en lait et produits laitiers en 2023, pour une valeur de 76.881.000 millions de dollars américains.