AÏSSATOU GAYE, SENTINELLE DE LA RÉVOLUTION
Rencontre avec une des rares femmes conductrices de transport en commun au Sénégal, un univers encore très masculin - PORTRAIT
Dans la jungle du transport en commun, une femme au volant est forcement objet de curiosité. Mais Aïssatou Gaye ne veut pas se laisser intimider. Entre les remarques, les insultes et les encouragements, la conductrice de bus à la société Dakar Dem Dikk (DDD) tente, tous les jours, de trouver le bon chemin. ‘’EnQuête’’ est allé à la rencontre de l’une des sentinelles de la révolution.
‘’Si la passion conseille quelquefois plus hardiment que la réflexion, c'est qu'elle donne plus de force pour exécuter’’. Cette phrase du moraliste français Luc De Clapiers Vauvenargues illustre à souhait le choix d’Aïssatou Gaye de se lancer dans le transport public, un secteur qui était, jusque-là, l’apanage des hommes. Électrotechnicienne de formation, Aïssatou Gaye a eu son brevet technique au Centre de formation professionnelle et technique Sénégal-Japon (CFPT). Ainsi, après des stages à la Senelec, aux Industries chimiques du Sénégal (ICS) de Mbao et de Mboro, elle a décidé d’embrasser une carrière de conductrice. ‘’C’est une passion pour moi. Tout travail qui nécessite un effort mécanique m’attire. Je n’aime pas être dans les bureaux’’, confie la dame, toute souriante au volant du bus de Dakar Dem Dikk (DDD).
Ce jour-là, un mercredi, ‘’Mabelle’’, comme l’appelle affectueusement ses proches, est chargée de conduire la ligne 218 assurant la desserte Thiaroye - Aéroport Léopold Sédar Senghor. En pantalon legging noir assorti d’un chapeau capeline de la même couleur bien posé sur la tête, elle porte une chemise manches courtes bleue qui est l’uniforme de la société, avec des chaussures sandaly marron foncé. Chapelet à la main, elle fait le tour du bus long de 11 m pour vérifier l’état des pneus. Elle réajuste le rétroviseur, entre à l’intérieur, redresse le siège avant de s’assoir. Mabelle doit, en réalité, quitter le dépôt de Thiaroye à 12 h 15 mn.
S'il est ordinaire de prendre un bus conduit par un homme, il est rare de voir une femme être à la direction d’un véhicule de transport en commun. Cette hardiesse ne laisse pas indifférents les passagers de la ligne 218 de ce jour. ‘’C’est la première fois que je suis dans un bus conduit par une femme. C’est un peu impressionnant. Je vois qu’elle a confiance en elle ; elle croit en elle. Parce que ça ne se fait pas en général au Sénégal. D’habitude, le secteur est réservé aux hommes. Donc, respect à elle’’, témoigne Ndèye Awa Sarr, étudiante à la faculté de Droit à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Cette jeune fille, ‘’aime bien’’ ce qu’Aïssatou fait.
Cependant, elle dit ‘’ne pas être aussi audacieuse’’ qu’elle. ‘’La route n’est pas sûre. On voit toujours des accidents. En tout cas, je la félicite et la respecte pour ce qu’elle fait. Les femmes sont plus préventives. Elles ont le sens de la vie plus que les hommes. Elles peuvent bien faire ce travail, car elles en sont capables. Nous les femmes, quand nous voulons, nous pouvons. C’est ça ma philosophie’’, ajoute Ndèye Awa, assise sur un des sièges avant du bus.
En face d’elle, un jeune élève, la vingtaine, regarde d’un œil admiratif la conductrice. Bakary Sow admire ce qu’il considère comme de l’innovation. ‘’Ça montre aussi que les femmes ont le droit de travailler au sein de la société. La première fois que je l’ai vue au volant, j’ai été ému et quelque part content. Je me suis rendu compte qu’elles n’étaient pas seulement bonnes pour rester à la maison et faire les travaux domestiques. Elles travaillent aussi pour participer au développement du pays’’, se réjouit-il.
‘’Mais oui, c’est bien sûr une dame’’
Ils ne seront pas les seuls à s’émerveiller d’une conductrice de bus de transport en commun. A hauteur du marché de Ouakam, un groupe de jeunes élèves a eu la même réaction. ‘’Waw ! Regardez, c’est une femme qui conduit’’, s’exclame les jeunes filles. Ce qui a fait rigoler les passagers du bus. En fait, ces élèves qui étaient à l’arrêt bus du marché voulaient traverser la route quand, tout d’un coup, Mabelle s’est arrêtée devant elles, à cause du bouchon sur cet axe. Toute zen, la conductrice a poursuivi son chemin sans piper mot. A quelques mètres de l’arrêt, deux femmes dépassées courent pour rattraper le bus. Les ayant aperçues dans le rétroviseur, elle arrête le bus et les laisse monter. A peine a-t-elle mis les pieds dans le véhicule qu’elle s’exclame : ‘’Merci, beaucoup chauffeur.’’ Mais au vu de l’identité de la personne au volant, elle ne put s’empêcher d’ajouter : ‘’Ah, c’est une femme, c’est pourquoi elle nous a attendues. Si c’était un homme, il nous aurait laissées là-bas.’’ Une remarque qui n’a pas laissé indifférents les passagers. ‘’Donc, c’est une affaire de genre maintenant’’, rétorque aussitôt un homme en souriant. ‘’Non, cette femme est gentille, elle ramasse tout le temps les gens à l’arrêt’’, témoigne un autre passager.
Si ces gens sont admiratifs, Aïssatou, elle, éprouve tout le contraire. ‘’Parfois, quand j’entends les gens s’émerveiller parce qu’ils ont vu une femme conduire un bus de transport en commun, ça me frustre. Même les femmes disent : ‘C’est une dame qui conduit.’ Mais oui, c’est bien sûr une dame’’, rétorque-t-elle, comme si elle a envie de répondre à tous ceux qui se livrent à ces genres de remarques.
Au fait, pour Mabelle, il est plus compréhensible que les hommes le disent et s’étonnent. Cependant, elle supporte moins que certains propos sortent de la bouche d’une personne de sexe féminin. Sa philosophie est qu’une femme et surtout une jeune fille qui ‘’a l’avenir devant elle’’, ne doit pas être choquée ou émerveillée de voir une dame intégrer certains métiers. ‘’Si ça les choquent à ce point, je me dis qu’elles vont choisir d’être dans les bureaux’’, se désole-t-elle.
Dans sa famille, par contre, les choses se sont passées de manière presque naturelle. Personne n’a douté de sa place dans la profession. ‘’Quand mes parents ont entendu l’annonce du recrutement de conductrices à la radio, ils m’ont aussitôt appelée au téléphone pour me demander d’aller postuler. Pour eux, ce n’est même pas un évènement, je ne fais rien d’extraordinaire’’, dit Aïssatou.
‘’J’ai un caractère de cochon et j’en suis fière’’
Divorcée, maman d’un fils de 20 ans, Mabelle ne veut pas vivre aux crochets de sa famille, encore moins d’un homme. Elle a choisi de mériter son pain à la sueur de son front. La native des Hlm Nimzatt, qui a grandi aux Hlm Grand-Yoff, loge à Keur Massar avec sa famille. Un quartier qu’elle quitte tous les jours pour venir au travail. Elle se réveille à 3 h du matin et sort à 4 h 00 pour prendre le véhicule du personnel. D’un caractère ‘’très sauvage’’, Mabelle ne se laisse pas faire, même si elle n’est pas trop corpulente. ‘’Je suis très difficile. J’ai un caractère que les hommes n’aiment pas. Ça, je le sais. C’est pourquoi je veux travailler dans le secteur du transport. Parce qu’ici, si on n’a pas de caractère, on ne va pas y durer. Tu vas en voir de toutes les couleurs, endurer tout, entendre toutes sortes de remarques. Mais, personnellement, là où je suis, c’est très rare de m’entendre parler’’, narre-t-elle.
Et oui ! Malgré son caractère, Aïssatou est consciente qu’elle est derrière le volant pour un travail bien déterminé. Donc, elle le fait sans bruit. ‘’Si on me pose une question en rapport avec ça, je réponds. Sinon, je me tais. J’ai un caractère de cochon et j’en suis fière. Ça ne me dérange pas. Je n’emmerde personne, donc, que personne ne m’emmerde’’, prévient-elle.
Mais c’est à croire qu’Aïssatou a caché cette partie de sa nature à ses collègues. Receveur de Ddd, Abdou Karim Diop la trouve ‘’respectueuse’’. Il pense aussi qu’elle fait son travail ‘’correctement’’. ‘’Quand elle est au volant, personne ne sent que c’est une femme. Elle respecte le code de la route. Elle est calme et n’a de problème avec personne. Depuis que je travaille avec elle, je ne l’ai jamais vue se quereller avec un client’’, affirme-t-il. D’ailleurs, notre interlocuteur qui travaillait ce jour-là sur la ligne 8, informe qu’au terminus de l’aéroport où ils ont leur ‘’grand-place’’, ils cotisent chaque mois 1 000 F Cfa pour le thé. ‘’Aïssatou est la seule à donner 2 000 F Cfa et ne veut pas que les autres le sachent. Les passagers l’admirent. Quand elle est au volant, la plupart d’entre eux se mettent devant pour l’observer de près’’, témoigne Abdou Karim, un acteur du secteur depuis 2006.
‘’Insultée par des hommes’’
Cependant, cette ‘’intrusion’’ au royaume de la masculinité n’est pas sans conséquence. En effet, malgré son silence au volant, Mabelle se fait ‘’insulter par des hommes’’ tous les jours. ‘’Maintenant, je commence à m’y habituer. Je me dis que ces gens ne sont pas de bonne humeur, ni chez eux ni dans la rue, encore moins au boulot. Je fais partie des victimes collatérales de cette percée. C’est comme ça que je le prends’’, se console-t-elle. Aïssatou trouve tout de même de la ressource pour continuer. Surtout qu’à côté des détracteurs, elle a des admirateurs qui n’hésitent pas à lui offrir des cadeaux pour l’encourager. ‘’J’ai des boucles d’oreilles offertes par une passagère. L’année dernière, pendant la Tabaski, il y a même un homme qui m’a donné de l’argent. Rien que pour ça, je laisse passer les insultes et autres quolibets. Je laisse tomber, ce n’est pas grave. Ça fait partie du boulot’’, philosophe l’ancienne taxi-sister.