L’ENSEIGNEMENT COMME MILITANTISME FÉMINISTE À LA BASE
EXCLUSIF SENEPLUS - Nous ne pouvons pas continuer à glorifier la dextérité des acteurs de l’informel. On peut être féministe sans avoir à choisir entre cela et l'appartenance à une communauté - ENTRETIEN AVEC NDÈYE DÉBO
Ndèye Débo Seck est journaliste et professeure d’anglais au Collège d’éducation Moyen Waly Thiobane à Kaffrine, au Sénégal.
Ndèye Débo et moi nous sommes rencontrées à Dakar en novembre 2012 lors d'une conférence sur la gouvernance organisée par l'organisation pour laquelle je travaillais. Elle était journaliste stagiaire au quotidien sénégalais Sud Quotidien et est maintenant enseignante à Kaffrine. Dans cette conversation, elle raconte comment son activisme féministe de base se nourrit de sa pratique enseignante, du système éducatif sénégalais, de sa passion pour le football et de bien-être.
Rama : Bonjour Ndèye Débo, merci d'avoir accepté mon invitation, comment voudriez-vous vous présenter ?
Ndèye Débo : Bonjour la sœur, je suis Ndèye Débo. Je suis journaliste et professeure d'anglais. J'ai enseigné dans le sud du Sénégal, à Bounkiling et maintenant je suis à Kaffrine, dans le centre. Je suis l'aînée d'une grande famille, principalement des femmes. Je suis photographe (pour le plaisir) et j'ai une passion pour l'agriculture.
Comment vivez-vous une vie féministe et est-ce facile au Sénégal (en zone rurale surtout) ?
Ndèye Débo : Je crois en ce que j'appelle la pédagogie de l'action. Je vis selon certains principes en privé et en public. J'essaie de montrer qu’on peut mener une existence selon les normes féministes sans avoir à choisir entre être féministe et appartenir à une communauté. Maintenant, c'est plus facile qu'il n'y paraît. Parce que, je négocie. Je suis une Sénégalaise, une Lebu, une musulmane, une féministe. Beaucoup de cultures, de pratiques, de valeurs se retrouvent en moi. La difficulté était de reconnaître que ces systèmes de croyance ne s’excluaient pas mutuellement. Et de voir qu'au cœur de chacun d’entre eux se trouve le développement intégral de l'être humain, qui est une des finalités de la Loi d’orientation de l’éducation Nationale du Sénégal. Maintenant que j'en suis consciente, je navigue à travers ces identités avec une intelligence émotionnelle et sociale.
Vous avez travaillé dans le journalisme et le blogging auparavant. J’ai été vraiment impressionnée après avoir lu votre article intitulé «Leçons d’économie domestique» en 2013 dans lequel vous évaluiez de manière critique l’offre télévisuelle qui, selon vous, se concentrait principalement sur «les souffrances des femmes sénégalaises et les maladies des hommes», est-ce que cela a changé ?
Ndèye Débo : Dans une certaine mesure, il y a des changements importants dans le paysage médiatique. Maintenant, les télévisions nationales diffusent des émissions où des femmes occupent le devant de la scène, décident de leur vie etc. et ne sont plus seulement les anges de la maison. D'un autre côté, toutes les émissions auxquelles j'ai fait référence dans cet article de 2013 sont toujours diffusées. Aujourd’hui plus que jamais, les prêcheurs religieux ont la possibilité de dicter le code vestimentaire des femmes, les devoirs de l’épouse et de la mère, etc. Récemment, une série télévisée a en quelque sorte ébranlé l’opinion publique, Maîtresse d’Un Homme Marié (MDMH). Les principaux protagonistes sont des femmes, mais elles peuvent clairement décider d’avec qui elles sortent, comment elles vivent, etc. MDHM est remarquable en ce qu'il change la perspective et présente les protagonistes non seulement comme perdues, des anges etc. mais pointe du doigt les dynamiques de pouvoir en jeu dans les relations sénégalaises et la complexité du problème. Pas comme il apparait une opposition entre la bonne épouse et la maîtresse, mais clairement, de quelle manière le patriarcat, les hommes bien sûr et les femmes travaillent pour maintenir le statu quo. L'émission est si réussie et si stimulante qu'elle a irrité des censeurs religieux qui ont ensuite été invités à jeter un œil au scénario.
Merci Ndèye Débo, moi aussi j'ai lu plusieurs bonnes critiques de MDHM dont celle de Marame Guèye. Alors, qu'est-ce qui vous a poussée à devenir enseignante d'anglais ?
Ndèye Débo : Dans une certaine mesure, ma mère a suscité mon amour dans l'enseignement. Elle n'a jamais fréquenté l'université alors qu'elle avait été une excellente élève jusqu'au lycée. Elle était notre répétitrice et beaucoup de mes camarades de classe venaient à la maison pour bénéficier du renforcement après les classes. J’ai toujours pensé qu'elle aurait été une excellente enseignante. Je porte donc en quelque sorte le flambeau.
Quand j'étais au lycée, je voulais terminer un doctorat et devenir professeure d'université. J'ai littéralement quitté l'université après mon certificat de maîtrise en anglais. J'ai suivi une formation et je suis devenue journaliste, mais je n'avais pas soutenu mon mémoire de maîtrise. Donc, j’y suis retournée. J'ai obtenu mon diplôme et je suis allée à la FASTEF (Faculté des Sciences et Technologies de l’Education et de la Formation) pendant deux ans. Et là, j'enseigne l'anglais au lycée depuis 6 ans maintenant.
Vous décrivez votre enseignement comme du «militantisme féministe à la base», pouvez-vous nous en dire plus ?
Ndèye Débo : Je crois vraiment au pouvoir de transformation de l'éducation. J'ai le privilège d'avoir eu de nombreuses expériences qui m'ont conduite là où j'en suis maintenant. J'ai participé à un institut féministe avec WLUML (Women Living Under Muslim Laws), j'ai travaillé pour l'un des premiers journaux privés au Sénégal, Sud Quotidien. Je suis bénévole dans un réseau agricole, je suis (je n'ai pas assisté aux réunions depuis des années) membre dormante du CNCR (Conseil National de Coopération et de Concertation des Ruraux), j'ai des expériences de travail en protection de l'enfance, plaidoyer agricole, communication pour le développement. Et, j'ai vraiment eu le privilège d'apprendre directement auprès de femmes fortes comme le Dr Fatou Sow, Codou Bop, Vore Gana Seck, Khady Ndao (de la Fédération Nationale des Groupements de Promotion Féminine). Et j'ai la chance de pouvoir apporter tout ce vécu dans ma pratique d'enseignante. Je travaille avec des pré-adolescents et des adolescents. Mes élèves sont littéralement à un âge où ils se construisent une personnalité. À ce stade, des problèmes de représentation, d'estime de soi, de confiance sont en jeu. De plus, dans ma pratique quotidienne, je respecte la recommandation de la loi d’orientation nationale qui propose «de lier l’école à la vie réelle». Je tiens à toujours élaborer des contenus qui, d'une manière ou d'une autre, s’adressent à la réalité que vivent mes élèves sur le plan culturel, social et religieux. Par exemple, pendant deux ans, je leur ai demandé d'écrire des contes de leurs groupes ethniques. Les Peuls ont écrit des contes peulh, les Mandjaks ont fait de même, etc. De cette façon, je suis sûr de satisfaire leur sens de la communauté ainsi que leur maîtrise de la langue anglaise, car, ils/elles font de la recherche, utilisent des dictionnaires, collaborent, etc. Je les incite également à s‘intéresser aux sujets de l’heure, à l’actualité internationale, etc. J'essaie de faire appel à leur sensibilité culturelle et leur pensée critique.
Je me souviens d'avoir lu un article émouvant que vous avez écrit en 2017 sur votre défunt étudiant, Mamadou Saliou, décédé en Libye en essayant de migrer vers l'Europe, et vous décriviez la «situation des migrants comme une crise de citoyenneté». Pouvez-vous nous en dire plus ?
Ndèye Débo : Cette année-là, nous avions entendu de nombreuses rumeurs selon lesquelles des écoles avaient perdu des élèves à cause de l'immigration clandestine. Nous ne pouvons savoir exactement combien d’étudiants de tout le Sénégal sont morts dans les mers ou en Libye. Combien vivent sous la contrainte, soumis à l'exploitation, aux abus systématiques, à la traite des êtres humains ? Nous n'en avons aucune idée. Et je pense toujours que s'ils avaient un peu d'espoir dans le futur, ils ne seraient pas partis. S'ils avaient été dans des conditions décentes à la base, ils auraient peut-être voulu migrer. Mais ils auraient pris des décisions moins désespérées et fatales.
Mamadou Saliou était dans l’une de mes classes lors de ma première année. Je suis admirative des élèves de Bounkiling ou de tout autre endroit sans ressources qui, contre toute attente et défiant tout pronostique, passent le cap du lycée. Ces enfants sont l'incarnation du courage. C’est un miracle qu’ils surmontent la pauvreté, de longues marches pour se rendre à l’école, la faim, travailler comme bonne ou conduire une charrette après l’école.
Bien sûr, tout le monde ne peut pas réussir à l'école, mais nous avons construit un système où l'école est pratiquement le seul moyen de sortir de la pauvreté. Ce n’est pas une question d’éducation ou d’absence d’éducation en soi. C’est une question d’égalité de chances, de politique et de disponibilité de l’emploi. Nous ne pouvons pas continuer à glorifier le travail précaire et la dextérité des acteurs de l’informel dans un contexte systémique de survie. Et nous sommes responsables. Nous, pauvres citoyen.ne.s, nous élisons des dirigeants non pas en fonction de leurs programmes mais de leur charisme ou de leur fausse proximité avec le peuple. Nous les autorisons à piller nos ressources et ne les tenons jamais comptables. Bref, j'ai été dévastée par la nouvelle de la mort de Mamadou Saliou. Mais je l'ai définitivement compris.
De nombreux enseignants et universitaires ont écrit sur la crise persistante du système éducatif sénégalais. Quelles sont les raisons de cette crise et comment pourrions-nous la résoudre ?
Ndèye Débo : Les raisons sont très simplement, une mauvaise gouvernance et une mauvaise gestion. Depuis des années, régulièrement, le gouvernement propose de nouveaux projets, dont la plupart n'apportent pas d'amélioration systémique. Ils visent souvent un aspect de l'éducation, comme le taux d'alphabétisation, les compétences en lecture, etc. Parallèlement, les budgets des écoles ont diminué avec des réductions drastiques des ressources allouées à l'équipement. Les enseignants ont des salaires ridicules et des conditions de travail désastreuses. Et chaque année, le gouvernement, les parents, la société civile, tous les autres segments de la société en appellent à la responsabilité sacerdotale des enseignants. Un ministre disait : «nous vous avons confié ce que la Nation a de plus chère». Pour les solutions, nous pourrions commencer par une meilleure répartition des ressources, une augmentation des budgets scolaires et des salaires des enseignants, de meilleures conditions de travail.
Nous sommes actuellement confrontés à cette pandémie mondiale du Covid-19, comment sensibilisez-vous vos élèves ?
Ndèye Débo : Depuis le début, c'est-à-dire lorsque nous avons appris l'existence du Covid-19 à Wuhan, j'ai discuté avec mes élèves, posé des questions sur le virus, son origine, les mesures de prévention, etc. Beaucoup de collègues le faisaient déjà pour sensibiliser celles/ceux qui n'avaient pas accès à l'information. Donc, avec mes élèves nous avons discuté des bases, de la prévention, le lavage des mains, etc. Chaque jour avant la décision du gouvernement de suspendre les cours, on y consacrait littéralement 5 minutes. Une anecdote, dans l'un de mes cours de 6e, le jour où le premier cas a été détecté au Sénégal, j'ai décidé d'en parler à la fin de la leçon, et un des élèves, Mayacine s’est tout d’un coup écrié ‘Coronavius’. J’ai d’abord fait mine de ne pas l’entendre mais il a insisté et je lui ai dit que nous en discuterions avant la fin du cours. Le lendemain, j’ai rencontré deux autres élèves, et quand l’un d’eux a voulu me serrer la main, son compagnon l’a littéralement poussé sur le côté, en disant «on a dit on ne sert pas la main ». Ces enfants ont entre 11 et 12 ans.
Avec les élèves plus âgé.e.s, en 4e, nous avons des groupes de discussions sur WhatsApp depuis le début de l'année. Avec la propagation du virus au Sénégal, on a travaillé à fact-checker les fakes-news que certains d'entre eux/elles partagent, j’essaie toujours de transmettre des informations et messages vérifiés et de les inciter à être prudent.e.s avec les nouvelles qu'ils/elles reçoivent et partagent.
Nous avons vu les photos navrantes des enseignant.e.s tentant de rejoindre leurs écoles en se précipitant dans les bus (insuffisants) mis à leur disposition. Au-delà des questions sur les risques posés en termes de distanciation physique, pensez-vous en tant qu’enseignante, que le moment soit opportun ?
Ndèye Débo : C’est absurde. Les cours ont arrêté le 14 Mars alors qu’il y avait très peu de cas ; et le président Macky Sall avait pris la bonne décision en les suspendant. Jusqu’ici, nous avons salué la riposte mis en place par les services compétents. Mais force est de constater qu’il y a eu des ratés dans la communication qui ont brouillé le message initial. Beaucoup de personnes déjà sceptiques face à la maladie ont vu là une bonne occasion de baisser la garde, voire de ne plus respecter du tout les mesures de prévention. Résultats des courses, beaucoup de stigmatisation, des malades qui se cachent etc. Nous en sommes à 4249 cas aujourd’hui (6 juin). Dans ces conditions, reprendre les cours me semble inopportun. Au-delà des rassemblements et des départs chaotiques qu’on a vus au terminus Liberté 5, nos écoles ne sont pas toutes équipées pour observer les gestes barrières. Beaucoup ne disposent simplement pas d’eau, de toilettes. A beaucoup d’endroits ce sont des abris provisoires, ou alors des classes qui menacent de s’écrouler. Des kits d’hygiène et des masques ont été mis à disposition, mais je me demande si on peut porter un masque fut-ce pendant une heure et transmettre une quelconque connaissance. C’est extrêmement difficile de respirer avec ; maintenant s’imaginer parler en classe, à des températures par endroit de +40 degrés, c’est absurde. La distanciation physique n’en parlons pas ; il faut beaucoup de présence d’esprit pour l’observer rigoureusement. Dans le contexte actuel, les enseignant.e.s qui sont des adultes auront eux/elles-mêmes du mal à rester concentré.es, les apprenant.e.s encore moins.
Vous avez une vraie passion pour le football comme vous le décrivez ici et là, je suppose que vous la partagez avec vos élèves… à votre avis, le football est-il plus regardé que la lutte (lamb) et pourquoi ?
Ndèye Débo : Dans les régions où j'ai servi, je pense que le football est plus suivi. Parce que les matchs de football sont, disons, plus démocratiques. La lutte est devenue un business depuis longtemps, récemment certains promoteurs ont proposé des projections payantes... Donc, ce que nous avons observé il y a quelques années, où les lutteurs étant littéralement des modèles et des leaders d'opinion est en train de reculer. Il y avait des programmes télé quotidiens, où on les montrait à domicile, au sein de leurs familles. Ils partageaient leurs routines, leur régime alimentaire (fonde, pain ndambe), maintenant ils sont plus distants. À Bounkiling, mon premier poste, je me souviens durant mes premières années, nous avons beaucoup parlé du lutteur Balla Gaye 2 qui est originaire de Casamance. Au fil des ans, Sadio Mané est plus revenu dans les conversations, non seulement à cause de ses talents. Mais Sadio est originaire de Bambali, non loin de Bounkiling. Beaucoup d'élèves peuvent littéralement s'identifier à lui ou le voient comme un frère ou un cousin. Et c’est fréquent de rencontrer des Sadio Mané dans la région. Tiens ! J’avais une élève nommée Sadio Mané.
Si vous deviez citer trois leçons de vie que vous avez apprises en enseignant l'anglais à des jeunes du Sénégal rural, quelles seraient-elles ?
Ndèye Débo : L’humilité, la résilience et la foi.
Vous êtes également doctorante, photographe et blogueuse, comment conciliez-vous votre travail avec l'enseignement ?
Ndèye Débo : Je me suis inscrite à un programme de doctorat au Laboratoire d’études Africaines et Postcoloniales (LEAP). Je n’ai pas officiellement renouvelé mon inscription. Cependant, je travaille toujours sur le doctorat. Je lis, écris, revois toujours. Maintenant pour la photographie, je le fais pour le plaisir, pas comme une activité professionnelle. Je dis être photographe car je pratique depuis plus de 10 ans. Je dirais «je fais des photos». Idem pour les blogs ... C'est pour le plaisir. De plus, étant dans une zone rurale, avec une connexion pas toujours disponible, je blogue très sporadiquement. Donc, dans une certaine mesure, je n'ai pas à arbitrer entre la recherche, la photographie et l'enseignement.
Parlons maintenant de votre autre passion : la littérature. Quels sont les trois livres qui vous ont marqué, et recommanderiez-vous de les lire ?
Ndèye Débo : Weep Not Child par Ngugi Wa Thiong’o (1964)
Murambi, le livre des ossements de Boubacar Boris Diop (2000)
La Couleur Pourpre d'Alice Walker (1970)
Puis-je ajouter The Waves de Virginia Woolf (1931) ?
Comment prenez-vous soin de votre bien-être ?
Ndèye Débo : La photo ! Quand je stresse il me suffit de tendre la main pour prendre mon appareil photo ou mon téléphone et je suis instantanément apaisée. Je fais régulièrement du yoga. Quand je suis à la maison, c'est-à-dire à Dakar, je fais de longues promenades le long de la plage, auquel cas je prends aussi des photos. Je pratique parfois le tricot et la couture qui me permettent de me déconnecter et de m’aérer l’esprit.
J'ai aussi des sessions karité, où chaque matin après la douche, je m’enduis de beurre de karité.
Dr. Rama Salla Dieng est écrivaine, universitaire et activiste sénégalaise, actuellement maîtresse de conférence au Centre d'études africaines de l'Université d'Édimbourg, Ecosse.
Cette interview fait partie de la série d’entretiens sur les féminismes en Afrique: Talking Back, éditée par Rama Salla Dieng sur Africa Is A Country. Le premier entretien de cette série diffusé sur SenePlus est à retrouver ici.
Rama est aussi la co-éditrice de Feminist Parenting: Perspectives from Africa and beyond avec Andrea-O’Reilly, ouvrage collectif qui a reçu les contributions de parents feministes du monde entier.