DES BOURGEOIS CONQUÉRANTS, PAS DES RENTIERS
EXCLUSIF FRATERNITÉ MATIN - Dans sa marche pour la conquête de la présidence de la commission de l'UA, le panafricaniste Abdoulaye Bathilly dit son ambition pour le continent - INTERVIEW
L’historien, homme politique et « bâtisseur de paix » sénégalais est en marche pour la conquête de la présidence de la Commission de l’Union africaine. Son point d’ancrage, le panafricanisme. Son ambition, l’accélération du processus de l’unité africaine. Sa candidature, il la considère comme un devoir de génération. Il dévoile sa vision et son ambition pour l’Afrique…
Professeur, vous avez bâti votre stratégie de conquête de la présidence de la Commission de l’Union africaine en prenant appui sur un slogan : « le panafricanisme en marche ». Le panafricanisme est une doctrine qui nous renvoie des siècles en arrière (18e siècle) et dans un temps plus proche aux années des indépendances africaines, notamment à l’ère des Kwame Nkrumah qui, en 1964, écrivait que « l’Afrique doit s’unir», Cheick Anta Diop qui parlait des «Fondements économiques et culturels d’un État fédéral d’Afrique noire » (1974). Aller chercher si loin sa source d’inspiration et de motivation n’est-ce pas donner à penser que le continent se soit enraciné dans une espèce d’immobilisme ?
C’est vrai que du panafricanisme, nous en avons parlé il y a bien des années déjà. Mais en matière d’intégration, il nous faut bien constater qu’il y a un gap entre les discours et la réalité. Or, sans intégration, nous ne pouvons pas construire un système économique durable à même de répondre aux aspirations des populations. La libre circulation des personnes et des biens ; la mise en commun de nos ressources minérales, énergétiques et agricoles ; la transformation qualitative de l’économie africaine qui doit passer d’une économie de rente à une économie industrialisée sont quelques-uns des axes stratégiques du programme du panafricanisme depuis toujours.
Ces exigences sont toujours d’actualité.
Il y a eu quelques progrès ici et là, mais ils sont tellement lents par rapport aux aspirations qu’il s’impose aujourd’hui d’accélérer le pas. Lorsque je parle du « panafricanisme en marche », je parle de l’accélération du processus de l’unité africaine à travers différentes initiatives importantes que je compte soumettre aux Chefs d’État et de gouvernement.
« Si l’on veut écrire l’histoire de l’Afrique, il faut partir du panafricanisme», assure le chercheur Amzat Boukari. Avec vous, le panafricanisme est le propulseur du futur de l’Afrique…
Avant d’aller à la rencontre de l’autre, avant d’aller vers la globalisation, il faut s’identifier soi-même, il faut s’affirmer. Aujourd’hui, tout le monde appelle au partenariat avec l’Afrique. Il ne se passe pas une année sans qu’il y ait un sommet de telle ou telle région du monde avec l’Afrique. Tous les pays d’Afrique font appel aux investissements privés étrangers. Mais il nous faut définir une stratégie d’ensemble pour notre continent sur certaines questions essentielles comme le partenariat.
En 1993, lorsque j’étais ministre de l’Environnement au Sénégal, nous parlions des questions de changement climatique. Certaines personnes et même des dirigeants considéraient nos réflexions et questionnements comme des bavardages sans intérêt, mais aujourd’hui, nous voyons toutes les conséquences de l’impact des changements climatiques qui affectent beaucoup plus l’Afrique que les autres continents. Qu’est-ce qui est fait à ce niveau ? Est-ce qu’individuellement, chaque pays peut faire face à ce problème ? Cette problématique du changement climatique doit être abordée sur un plan global et surtout panafricain.
Pourquoi j’estime qu’il faut que l’Afrique s’inscrive, sur le plan économique, dans un panafricanisme économique ? Nous recherchons des investissements étrangers pour nos économies, ce qui est une bonne chose. Mais peut-on développer un pays en adossant son économie uniquement aux apports des investissements étrangers ? Non ! Il faut créer les bases sociales du développement économique de l’Afrique sur le continent. Tous les grands pays qui se sont développés l’ont été parce qu’ils ont créé une classe d’investisseurs, une classe d’entrepreneurs qui, en association ou de manière autonome avec les investisseurs étrangers, ont pris en main les rênes de l’économie.
Vous partagez cette exigence de naissance de champions nationaux sur le continent…
Il nous en faut dans tous les domaines. Qu’il y ait des entreprises africaines ici et là ; qu’il y en ait de grandes au-delà des frontières. Les investissements étrangers ne viennent dans un pays que pour un but bien précis et souvent limités dans le temps, pas pour créer de la richesse pour le pays, ni pour développer son économie de manière durable.
De quoi, selon vous, l’Afrique a-t-elle le plus besoin aujourd’hui ?
Rompre avec le syndrome né de Berlin (Ndrl: 1885, le partage de l’Afrique par les Européens) sortir du morcèlement, de la balkanisation et du système d’approvisionnement des autres pays en matières premières. Il nous faut pour cela arrêter de compter sur le transfert de nos matières premières agricoles et minérales brutes. Il nous faut les transformer sur place, accélérer le processus d’industrialisation de nos économies et cela passe par la mise en synergie des entrepreneurs africains. Je rêve de voir des géants industriels africains pour transformer le visage économique du continent. Il nous faut des bourgeois conquérants, pas de rentiers.
Ce qui nous amène à aborder la question de la monnaie et donc des monnaies diverses et variées qui ne facilitent pas la création d’une économie intégrée. L’ancêtre de l’Union africaine est né en 1963. L’Europe n’a que quinze ans d’existence et a réussi, malgré quelques soubresauts, à créer une monnaie commune. Comment l’Afrique, qui a montré le chemin de l’intégration, se retrouve-t-elle encore aujourd’hui à questionner la mise en commun de ses forces ?
C’est la conséquence de l’insuffisance d’une volonté politique d’aller de l’avant. Aujourd’hui, ne nous attardons pas sur les maux, mais sur les exigences : l’unité du continent est indispensable. Et il nous faut traduire la volonté politique en entrepreneuriat économique conquérant. Les infrastructures transnationales et nationales doivent être construites par des conglomérats africains.
Comment pensez-vous pouvoir faire adhérer des dirigeants qui ne pensent peut-être pas comme vous à votre vision. Même dans sa posture de « patron », le président de la Commission de l’Union africaine reçoit ses directives des Chefs d’État…
J’ai travaillé dans plusieurs régions de l’Afrique et, croyez-moi, les Chefs d’État accordent toujours une attention soutenue aux propositions qu’ils jugent pertinentes. C’est sur ce registre que j’entends travailler. Je ne vais pas à la Commission pour défendre les intérêts particuliers d’un pays ou d’une région. J’y vais pour aborder les questions transversales qui ont un impact sur notre devenir collectif et sur la base de cela faire des propositions aux Chefs d’État et de gouvernement.
A l’issue de la commémoration des 50 ans de l’organisation panafricaine, les réflexions ont abouti à la mise en orbite d’une transformation structurelle de l’Afrique qui se projette dans l’Agenda 2063, agenda qui se décline en sept aspirations : une Afrique prospère, un continent intégré, une Afrique de la bonne gouvernance, la démocratie, le respect des droits de l'homme, de la justice du règle de droit ; une Afrique paisible et en sécurité ; une Afrique avec une forte identité culturelle, une Afrique où le développement est axé sur les gens, une Afrique forte, unie et partenaire mondial influent… C’est lointain…
Il s’agit, avant cette date, de voir, de manière concrète, les initiatives phares qui peuvent être prises pour donner corps et forme à l’intégration. Il y a un nombre assez important d’infrastructures à construire, il s’agit, entre autres, des routes, des barrages, des centrales électriques… Mais pour que ces projets économiques soient rentables dans la durée et impliquent le plus grand nombre d’Africains, il faut faire en sorte qu’il y ait des entrepreneurs africains qui se mettent ensemble pour leur réalisation. Je vois une Afrique où les Dangote, les Diagou, les Elumelu se comptent par centaines, avec des Etats qui instituent des facilités juridiques, institutionnelles, réglementaires pour que l’entrepreneuriat africain décolle. Et que les grands projets structurants, même s’ils doivent impliquer des entrepreneurs étrangers, se bâtissent sur des partenariats. La voie salutaire pour le continent, c’est l’émergence des vecteurs sociaux de notre développement. On ne peut bâtir une stratégie sur des vecteurs sociaux extérieurs à l’Afrique. Il faut changer de paradigme.
Vous disiez récemment à un confrère qu’il faut « doter l’Union africaine d’un leadership crédible » et aussi que «l’Afrique doit s’affirmer comme acteur de son propre destin ». Le continent se donne-t-il les moyens de s’inscrire dans une telle démarche ?
L’un des rôles de la Commission est d’instaurer un dialogue interactif entre les gouvernements, en partant des aspirations et des propositions des différents acteurs africains (groupes professionnels, société civile, scientifiques, activistes, écrivains, etc.)
Vous êtes considéré comme un acteur de paix au regard des différentes missions qui vous ont été confiées par l’Onu, notamment comme représentant spécial adjoint du Secrétaire général des Nations unies au Mali, puis comme son représentant spécial pour l’Afrique centrale. Et aussi par l’Union africaine en tant qu’envoyé spécial du président dans divers pays. Vous fûtes aussi président du Présidium du Forum de Bangui… Quelle est, aujourd’hui, la typologie des crises et/ou des conflits en Afrique et quelles en sont les causes récurrentes ?
Les causes fondamentales, pour moi, sont notre insuffisance d’aptitude à gérer la diversité à l’intérieur de nos territoires. Après la colonisation, nous avions pensé que le colon parti, l’harmonie allait prendre toute sa place dans nos sociétés, mais l’histoire a montré que ce ne fut pas le cas. Il y a aussi les facteurs politiques : la crise de la démocratie, la question de la liberté d’expression, le fonctionnement des institutions. Il y a de l’intolérance, que ce soit sur le plan politique ou à propos de l’existence d’autres identités. Il y a une sorte d’intolérance qui s’exprime dans nos comportements sur des bases religieuses, culturelles, identitaires, ethniques, régionales et qui traverse tout le corps social, tant au niveau du citoyen que du leader. Je le réaffirme, les crises sont dues, jusqu’ici, à notre inaptitude à gérer de manière satisfaisante la diversité dans nos pays. Pour que l’Afrique connaisse la paix, il nous faut cultiver l’esprit de tolérance, le culte du dialogue, le respect de l’autre…
Professeur Bathily, votre candidature au poste de président de la Commission de l’Union africaine, la considérez-vous comme une évidence ? Un aboutissement ? Un commencement ou un prolongement ?
C’est le prolongement d’un engagement de près de cinq décennies au service du continent. A toutes les étapes de ma vie, j’ai été engagé pour la cause globale du continent. Je n’ai pas attendu d’être ministre pour embrasser la cause du panafricanisme ou de l’Afrique. De mon parcours d’élève à l’École militaire préparatoire africaine à l’Université Cheick Anta Diop de Dakar, à celui d’enseignant-chercheur, gouvernemental, diplomatique, il y a une logique qui montre bien que ma candidature n’est pas une candidature de circonstance, poussée par un pays, une région ou une motivation égoïste. Il s’agit d’une conviction profonde. Et c’est pour moi un devoir de génération. Nous avons un legs à transmettre aux nouvelles générations. Nous avons une obligation morale à continuer à travailler pour l’unité du continent pour que l’Afrique devienne un acteur majeur du monde en pleine mutation.
Vous êtes porté par une ambition panafricaine et une vision qui invite l’Afrique à prendre son destin en main. Comment feriez-vous pour réduire la dépendance financière de l’Union africaine quand on sait qu’en 2015, le continent ne finançait qu’à peine 30% du budget de fonctionnement de son organisation phare (qui s’élevait à un plus de 500 millions de dollars), vivant ainsi de soutiens de partenaires multilatéraux, bilatéraux et d’institutions financières internationaux et d’autres pays ?
Il y a des sources alternatives de financement qu’on peut trouver. Il y a eu des propositions depuis 2007 déjà.
Pourquoi ne sont-elles pas mises en application ?
Encore une fois, c’est dû à l’insuffisance de la volonté politique. Nous devons nous prendre en charge, c’est une question de dignité, de souveraineté…
Vous rappelez l’implication des médias dans la construction et la consolidation de la démocratie sur le continent. Si vous êtes élu président de la Commission de l’Ua, que ferez-vous pour les accompagner à jouer pleinement leur rôle ?
Il faut veiller au respect de la liberté de presse, une presse responsable, consciente de ses obligations citoyennes, élément essentiel pour l’enracinement de la culture démocratique et des libertés. Au-delà de la démocratie dont la presse doit être le gardien vigilant, il y a aussi la problématique de l’image globale du continent. L’Afrique est le continent qui a subi toutes les violences et toutes les injustices du monde depuis des siècles. C’est le continent qui porte l’image du désespoir, dont les citoyens sont méprisés de par le monde. Cette Afrique a besoin que son image soit restaurée pour redevenir le continent de l’espoir qu’il est.
« I am, because we are », dites-vous.
Oui. Je suis parce que nous sommes. Nous sommes ensemble, nous sommes solidaires. Je ne peux être sans vous et vous ne pouvez être sans moi. Il nous faut construire notre identité collectivement.
L’absence d’obligation pour les dirigeants de rendre compte aux citoyens n’est-elle pas l’une des raisons de la stagnation du continent ? Des dirigeants qui ne rendent pas compte aux citoyens sont forcément soustraits de l’exigence de respecter leurs engagements…
L’élévation de la conscience citoyenne qui s’exprime sur le continent ne peut pas ne pas être prise en compte. Les contraintes du monde moderne obligent les dirigeants à rendre des comptes, les citoyens aussi du reste à tous les niveaux.
De quelle Afrique rêvez-vous quand vous vous levez tous les matins ?
Une Afrique débarrassée des conflits, une Afrique unie qui prend son destin économique en main, qui donne à manger à ses enfants ; une Afrique qui, aujourd’hui, parle d’une même voix à partir de ses propres stratégies au reste du monde, une Afrique qui n’est plus à la traîne du monde.