ADIEU FRÈRE MOUHAMED !
EXCLUSIF SENEPLUS - Mouhamed est parti prématurément mais il fut d’un apport inestimable pour ce pays et la construction démocratique - Mouhamed Mbodj, comme beaucoup de sa génération, a rempli son contrat avec le peuple sénégalais
De retour de Genève, mon frère m’apprit la très mauvaise nouvelle balancée sur Facebook : « On vient d’annoncer le décès de Mouhamed Mbodj du Forum Civil ». Ah ces réseaux sociaux, finalement, je m’en préserve car je ne sais pas bien manipuler tous ces Twitter, Instagram et autres. Souvent c’est le choc en apprenant de façon brutale la mort de personnes qu’on aime et à laquelle on ne s’attendait absolument pas ! Ce fut le cas avec Aminata Diaw, ma collègue et amie adorée, Lylian Kesteloot, une grande sœur… et voilà que Mouhamed Mbodj, coordonnateur du Forum civil nous quitte ; on a l’impression que l’univers se dépeuple tout d’un coup autour de soi.
Dès mon arrivée à la maison mortuaire, notre sœur Nafi, la veuve de Mouhamed m’informa que ce dernier avant son départ pour l’éternité, a demandé après moi. Que de regrets ! J’aurais tellement aimé lui dire au revoir. Seulement, il m’était impossible d’associer Mouhamed Mbodj à la mort comme si Dieu nous avait donné l’assurance qu’il ne prendrait pas de sitôt certaines âmes.
Mouhamed est parti prématurément mais il fut d’un apport inestimable pour ce pays et la construction démocratique. Un homme pondéré, pieux, d’une grande sérénité, difficilement influençable. Ses décisions étaient raisonnées et il ne s’engageait pas à la légère.
Mouhamed ainsi que son épouse Me Nafissatou Diouf, comme beaucoup d’autres de notre génération, appartenaient au Mouvement de la Gauche sénégalaise mais surtout au Rassemblement National Démocratique du Professeur Cheikh Anta Diop. On pouvait, sans hésiter très vite, associer ce couple de militants à la tendance de Me Babacar Niang dit « Mbaye ».
Mohamed fait partie de ces intellectuels « lébous » ou assimilés, parmi lesquels on peut citer Me Mame Adama Guèye, feu Abdou Latif Guèye, qui ont continué la lutte autrement après l’échec de la « première alternance » attendue en 1988. A partir de ce tournant, commencèrent à germer les grandes idées autour de la société civile et la création du Forum civil fut une réponse à la déception liée à la lutte politique. Au cours des premières réunions du Forum civil, en association avec la Société africaine d'éducation et de formation pour le développement (SAFEFOD) du Professeur Yéro Sylla, on y menait des réflexions autour de la décentralisation, de la démocratie participative. Et lorsque Mouhamed Mbodj succéda à Me Mame Adama Guèye à la tête du Forum, il marqua les esprits avec l’orientation qu’il donna à l’Organisation en travaillant sur des axes tels que la transparence, le dialogue citoyen, etc.
Je garde beaucoup de souvenirs sur Mouhamed Mbodj. Par exemple, quand le regretté Me Mbaye Jacques Diop nous invita à prendre part à une grande réunion des Conseils économiques et sociaux à Alger, en juillet 2007, il me disait qu’il n’aimait pas voyager car n’étant pas sûr de trouver la propreté requise dans les hôtels pour s’adonner à ses dévotions. Si je rappelle cela, c’est juste pour souligner l’importance qu’il accordait à sa foi et à la pratique religieuse.
J’ai cheminé pendant longtemps avec Mouhamed Mbodj. C’est le lieu ici, d’évoquer quelques axes de notre collaboration. D’ailleurs, le Forum civil et le Mouvement citoyen constituent les deux organisations de la Société civile choisies par la Coopération Luxembourgeoise pour porter la dimension citoyenne dans le Programme Intégré de Coopération (PIC).
Je ne pourrai pas évoquer tout le travail que nous avons abattu ensemble mais je choisis deux moments très forts dans la lutte pour la préservation de notre démocratie.
Mouhamed Mbodj prit une part extrêmement active dans ce que j’appelle le travail de « tissage » des Assises nationales où un des apports essentiels de la société civile reste l’organisation des consultations citoyennes. Avec Mouhamed, nous avions démarché beaucoup de personnalités et organisations de la société civile. Je me souviens encore de nos rencontres avec le défunt Mamoudou Touré et son épouse Maimouna Kane, du Général Keita, de la défunte vice-présidente Maria Diatta et de beaucoup d’autres personnalités. Par ailleurs, Mohamed était très proche de Mansour Kama de la Confédération Nationale des Employeurs du Sénégal (CNES), des leaders du Conseil National de Concertation des Ruraux (CNCR) comme Samba Guèye.
N’étant pas toujours d’accord sur la manière avec laquelle, les acteurs politiques traitèrent certains éléments de la société civile membres fondateurs de ces Assises, Mohammed finit par prendre ses distances, ce qui expliqua d’ailleurs sa mise en retrait volontaire face au M23. Cette situation ne manqua de créer une ligne de fracture au sein du Forum Civil. Les historiens pourront un jour analyser tout cela.
Le deuxième moment que je voudrai évoquer se trouve lié à la lutte contre la personnalisation à outrance du pouvoir de Me Abdoulaye Wade et son projet de dévolution monarchique. Certains pays amis, face à la détermination sans faille de la société civile, apportèrent leur soutien. Il en fut ainsi des Etats Unis d’Amérique dont le secrétaire d’Etat, Mme Hilary Clinton, dépêcha son sous- secrétaire d’Etat chargé des affaires politiques qui nous rencontra, Mouhamed Mbodj, Alioune Tine et moi-même. Notre seule demande tourna autour de la préservation de notre système démocratique dans la paix, l’expression libre et démocratique du peuple sénégalais. C’est après cette visite que le Département d’Etat envoya sa fameuse lettre qui valut, à l’ambassadeur des Etats Unis Mme Bernicat, les foudres d’Abdoulaye Wade.
Mouhamed Mbodj, comme beaucoup de sa génération, a rempli son contrat avec le peuple sénégalais. Il aura été de tous les combats et aura participé à la construction et à la consolidation de la démocratie, laquelle démocratie repose sur la classe moyenne et la société civile, sur l’existence d’une presse libre et indépendante, des partis politiques forts, une majorité et une opposition respectable, des institutions solides et équilibrées. Ce qui explique tout l’intérêt que Mouhamed portait au débat parlementaire, à la réforme judiciaire, à la neutralité de l’administration mais aussi à une décentralisation solidement ancrée dans notre vécu quotidien. D’ailleurs la plupart des programmes du Forum civil avec l’Union européenne et l’USAID portaient sur la décentralisation.
Au moment des Assises nationales, il avait créé une certaine synergie avec la diaspora, ce qui expliqua largement ses relations avec Mansour Guèye de Paris. Il profita d’un de ses voyages dans la capitale française pour accorder une interview mémorable au magazine Matalana de Rachid Ndiaye.
Il va nous manquer Mouhamed Mbodj mais au moins, on peut se consoler d’une chose : « dundam amna jariñ ». Oui, sa vie aura été utile.
Adieu frère Mouhamed, figure de proue de la société civile sénégalaise !