DAKAR ET KIGALI
Au lieu de continuer à fantasmer pour Kigali ou Paris, nous devrions nous battre pour retrouver notre rang et surtout le tenir. Au fond, qu’est-ce que Kigali a et que Dakar n’a pas ?
Notre fascination pour Kigali est la meilleure preuve de la stagnation du Sénégal pendant des décennies. Le Sénégal est passé du pays phare à un pays banal. Senghor nous avait hissés au sommet de l’Olympe, mais incapables de tenir notre rang, nous sommes descendus de notre piédestal. Nous sommes passés du pays de raffinement culturel, intellectuel et artistique à un pays où les élites sont devenues plébéiennes. Il fut un temps où tout le monde se définissait par rapport à nous. C’est ainsi qu’on a eu pendant des décennies la Côte d’Ivoire comme modèle comparatif. Les autres capitales de l’Afrique occidentale aspiraient à être comme Dakar, une des capitales littéraires du continent, car à l’époque, presque toute la littérature africaine était sénégalaise avec Sembene, Senghor, Cheikh Hamidou Kane, Cheikh Anta Diop, des auteurs sénégalais dont les livres sont devenus des classiques africains.
Aujourd’hui, où sont nos écrivains ? Aujourd’hui, ce sont les écrivains nigérians, kenyans et sud-africains dont les livres deviennent des classiques africains. Nous sommes passés d’un pays de fins lettres à un pays de gladiateurs. Nous avons aussi bien besoin des gladiateurs que des lettres, mais les gladiateurs ont pris tout l’espace, et leur langage et leur comportement sont devenus les principaux éléments de la socialisation de notre jeunesse, parce que les élites, par démagogie, ont pris l’Olympe pour la vallée de la plèbe.
Dakar est passée de l’une des belles villes du continent à l’une des villes où la vie quotidienne est devenue une torture à cause de l’encombrement. Dakar est la seule capitale au monde sans trottoir. Dans le classement des villes du monde où il est agréable de vivre, Dakar serait sans doute en queue de peloton. Notre capitale qui est une Finisterre aurait dû être un paradis urbain si l’Etat n’avait pas capitulé devant l’indiscipline et l’incivisme, pendant des décennies. Au lieu de continuer à fantasmer pour Kigali ou Paris, nous devrions nous battre pour retrouver notre rang et surtout le tenir. Au fond, qu’est-ce que Kigali a et que Dakar n’a pas ? Simplement de la volonté et du courage politique.
Naturellement, le courage politique est beaucoup plus facile dans une dictature. C’est pourquoi Kigali n’est pas un bon modèle. Tout le modèle rwandais repose sur un homme. Cet homme l’a tellement compris qu’il a été obligé de changer la Constitution pour rester ad vitam aeternam au pouvoir, afin que le système ne s’effondre pas comme un château de cartes après son départ. Le modèle sénégalais ne se fonde pas sur homme (Macky Sall part en 2024), mais sur un système politique stable. Le modèle rwandais se fonde sur la contrainte, alors que le nôtre ne peut être fondé que sur le civisme et sur le respect de la loi. Senghor avait réussi à faire fonctionner notre modèle. Ses successeurs ont échoué par manque de courage politique, mais aussi par démagogie et surtout par électoralisme. L’incivisme n’est ni naturel ni spontané, mais il l’est devenu avec le manque de réaction de l’Etat qui, en laissant faire, semble l’encourager ou le cautionner. Et le meilleur exemple est le rond-point de Liberté 6.
Les commerçants ont commencé par occuper une partie du trottoir (pas de réaction), ils occupent tout le trottoir (pas de réaction), ils ont fini par occuper toute la route (toujours pas de réaction). L’Etat perd ainsi une route où des milliards ont été investis pour lutter contre les embrouillages. Ceux qui ont privatisé la bretelle de rond-point de Liberté 6 savent qu’ils n’ont pas le droit, mais ils ont été encouragés par l’absence de réaction de l’Etat qui n’a pas réagi à la politique de petits pas des commerçants. Cette stratégie des petits pas est redoutablement efficace dans une démocratie où il y a une crise d’autorité et un manque de courage politique à cause de l’électoralisme. On commence par des étals, ensuite on amène une table, après on fait une cantine en bois, et ensuite on bétonne. Cette politique des petits pas de l’incivisme a transformé Dakar en enfer urbain où, après les trottoirs, les passerelles, même les terre-pleins sont transformés en marchés. Etant donné que les maires d’arrondissement ne sont intéressés que par les cantines, il serait peut-être temps de confier une partie de leurs pouvoirs à la police. Au moins, on serait sûr que les terre-pleins et les ronds-points ne seront pas transformés en souk. Les Rwandais ne sont pas plus vertueux ni plus patriotes que nous. Il n’y a qu’une seule différence. Leur Etat fait respecter la loi alors que le nôtre est rongé par le cannibalisme du masla.
Air Sénégal
J’ai voyagé avec le Dakar-Paris d’Air Sénégal le dimanche 18. J’ai été ravi d’y voir des officiels sénégalais qui, probablement auparavant, voyageaient sur Air France. L’Etat a bien fait d’imposer la préférence nationale aux officiels sénégalais. Par réflexe, le privé national doit aussi suivre l’exemple. Si les autres Sénégalais préfèrent Air Sénégal grâce à l’intelligente politique des prix initiée par le nouveau directeur général, pour les officiels et le privé national, cela doit aller au-delà de la simple politique des prix. Comme disent les Anglais «right or wrong my country, c’est-à-dire dire bon ou mauvais mon pays». Pour Air Sénégal, cela doit être le même réflexe. Ils ont été très professionnels de bout en bout sauf la personne préposée à l’enregistrement qui ne connaît pas le nom Lounge.
Le Lounge Topkapi, au nom du palais ottoman Topkapi sur le Bosphore qui a vu défiler 26 sultans. On leur pardonne ce détail, car «right or wrong», c’est notre compagnie et que nous devons nous mobiliser pour en faire une aussi grande et prestigieuse que Ethiopian ou Emirates. En tout cas, nous avons déjà un grand avantage comparatif : la position de Dakar qui est déjà un hub géographique. Mais ça, ce n’est pas notre mérite, c’est du déterminisme géographique. Nous avons tous appris à l’école primaire que Dakar est la porte de l’Afrique de l’Ouest, mais économiquement nous n’en avons pas fait grand-chose. Le port de Dakar est relégué au second plan, malgré son avantage comparatif. Air Sénégal a le même avantage qui est un don de la nature, mais le reste relève de l’ambition et du management. Les Emirats ont profité du pétrole ont investir dans quelque chose qui va survivre au pétrole : Emirates. Ce serait bien que le Sénégal s’en inspire. C’est un meilleur investissement que de garder de l’argent pour des générations futures, car un investissement est avant tout pour le futur.