L’EGOÏSME DES SENIORS MIS A NU
Alors que l’Etat est toujours mis au banc des accusés, les médecins en spécialisation affirment que les professeurs agrégés devraient aussi se retrouver à la barre, car responsables, en bonne partie, de ce déficit criant
Face à l’émergence de certaines maladies, le manque de spécialistes et leur mal répartition à travers le territoire sont plus que jamais inquiétants. Alors que l’Etat est toujours mis au banc des accusés, les médecins en spécialisation affirment que les professeurs agrégés devraient aussi se retrouver à la barre, car responsables, en bonne partie, de ce déficit criant. Mais ces derniers battent tout en brèche
Pour bon nombre de médecins, les professeurs en médecine ont une part de responsabilité sur la question du déficit des spécialistes, même si l’Etat est en grande partie responsable. Après la “révolte’’ de l’opinion publique sur le déficit de spécialistes et la faiblesse de la bourse, le président Macky Sall avait décidé de doubler celle-ci, qui passe désormais de 150 000 à 300 000 F Cfa. Cette décision prise, beaucoup ont pensé que le problème serait résolu. Loin de là. Parce que chaque jour, le Collectif des médecins en spécialisation (Comes), une convergence de tous les docteurs en médecine, s’insurge contre le non-paiement des bourses. Cependant, ce retard de paiement n’est que la partie visible de l’iceberg. Les problèmes internes à la profession sont plus frustrants et font partie des racines du mal. Docteur Ibrahim Thioub* ouvre le débat. Ce dernier est victime d’une injustice. Après son doctorat, il a décidé de se spécialiser en hématologie. Il s’en est ouvert à un de ses professeurs qui lui signifie que cette spécialité est très difficile. “Vous perdrez du temps avec cette spécialisation. Vous avez fini vos études, cherchez du travail pour subvenir à vos besoins et aider vos parents. Je connais votre famille. Faites ce que je vous dis, vous ne le regretterez pas, demain’’, lui conseille le professeur. Le médecin a cru que ce dernier lui voulait du bien. Il a décidé de suivre ses conseils. Mais un jour, lors d’une discussion avec des collègues, alors qu’il était de garde à l’hôpital Aristide Le Dantec, il apprend que ce même professeur a dissuadé beaucoup de médecins à se spécialiser en hématologie. “Je suis une de ses victimes. J’ai compris finalement qu’il le faisait pour ne pas qu’il y ait beaucoup d’hématologues. Il pense que nous venons pour le concurrencer ou prendre sa place. Il l’a fait à beaucoup de personnes’’, confie-t-il. De guerre lasse, le docteur s’est finalement spécialisé en radiologie.
“Certains professeurs refusent de recevoir des Sénégalais dans leur spécialité’
Le cas du Dr Thioub est similaire à celui du docteur Maxim Diouf*. Sauf que, dans son cas, on ne veut pas voir de Sénégalais dans cette spécialité. Il n’a pas voulu dire laquelle. Parce que, argue-t-il, s’il la donne, tout le monde saura de qui il s’agit. “C’est le seul spécialiste au Sénégal dans ce domaine. C’est egocentrique, en tant que sénégalais de dire : je ne veux pas voir de Sénégalais dans ma spécialité. Il se glorifie, tout le temps, dans les médias qu’il est le seul au Sénégal. Je l’ai une fois entendu dire que l’Etat doit encourager les jeunes à se spécialiser dans cette spécialité. Mais il ne croit pas à ce qu’il dit’’, fustige-t-il. Pour ce médecin généraliste, le seul argument que donne ce professeur est qu’il n’a pas assez de temps pour former les gens. En plus, ajoutet-il, il nous dit que la spécialité est complexe et mal payée. “Il nous dit aussi qu’il a vraiment regretté son choix et il ne veut pas que nous commettions la même erreur. Il ne forme que les étrangers, parce que, à son avis, ils ont les moyens dans leurs pays. Il est vraiment méchant. A cause de lui, je n’ai pas pu choisir une autre spécialité’’. Docteur Jérôme Dionne, lui, n’y va pas avec le dos de la cuillère.
A l’en croire, même si l’Etat donnait gratuitement la spécialisation, il n’y aurait pas assez de spécialistes. Parce que, soutient-il, les professeurs sont “sectaires et orgueilleux’’. A son avis, le fait que les gens disent que tel est le seul spécialiste en tel domaine, c’est glorifiant pour eux. “Le rêve de beaucoup de médecins s’est brisé, juste à cause de la méchanceté de certains. Si vous voulez faire une spécialité et que les professeurs qui forment ne veulent pas vous voir, ne forcez pas. Sinon, vous allez mourir dedans. Ils feront tout pour vous faire reprendre les années. C’est ce qui explique parfois qu’on voit un médecin en spécialisation en âge très avancé avec des cheveux blancs. Quand les gens disent qu’il faut plus de spécialistes, nous qui sommes dans le système préférons nous taire’’, informe le Dr Dionne.
“Le temps des barons de la médecine est révolu’’
Ces propos ne sont ni confirmés ni rejetés par le chirurgien urologue à l’hôpital Aristide Le Dantec et à l’hôpital militaire de Ouakam, Professeur Babacar Diao. “A ma connaissance, il n'y a pas de responsables d'enseignements qui refusent l'inscription de Sénégalais dans leur discipline. Si les médecins inscrits au Des connaissent des professeurs qui le font, je leur conseille fortement de les dénoncer. Ils peuvent envoyer des courriers aux autorités académiques de la faculté ou même de l'université’’, conseille le chirurgien urologue. Car, pour lui, il est important que les médecins comprennent que le coordonnateur des enseignements n'est pas le chef des autres enseignants de la discipline. “Le temps des barons de la médecine est révolu. Les décisions sont prises de manière collégiale au sein des comités pédagogiques. Si un professeur coordonnateur d'enseignement parvient à refuser des inscriptions de médecins sénégalais, c'est parce que les autres enseignants de la discipline l'ont accepté’’, soutient-il. Avant d’ajouter que les enseignants ont le devoir de former et d'aider les autorités à combler le déficit de spécialistes : “Ce n'est guère un privilège, pour un médecin sénégalais, d'être accepté dans une discipline médicale, pour des études spécialisées.’’
Pour sa part, le chef du Service de parasitologie et mycologie de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar et de l’hôpital Aristide Le Dantec, Professeur Daouda Ndiaye, est ferme. Pour lui, cela n’existe pas. Au contraire, les responsables favorisent même les Sénégalais. En atteste, selon lui, le nombre de Sénégalais recrutés par rapport aux disciplines qui est bien au-dessus du nombre réservé aux autres nationalités. “Je ne vois pas comment et pourquoi nous bloquerions les nationaux à s’inscrire en Des. Nous cherchons à avoir le maximum de spécialistes dans notre pays. C’est pour l’intérêt du Sénégalais lambda, du système et du Sénégal. Donc, ces propos ne sont pas du tout exacts. Ce sont des informations erronées et qui ne relèvent pas de la vérité’’, juge le Pr. Ndiaye, persuadé que personne ne pourra en apporter les preuves. Il poursuit : “Vous n’aurez pas d’exemple pour confirmer cette hypothèse qui n’est pas du tout en phase avec ce qui est fait au Sénégal.’’ Le parasitologue estime que les Sénégalais sont privilégiés, aussi bien pour les spécialisations que dans le recrutement à l’université, dans le système de santé et dans les projets de recherche. Toutefois, précise-t-il, “nous sommes dans un système de Cames. Le Cames ne reconnait pas un pays, mais des pays. Nous suivons la supervision du système du Cames, à travers nos formations de base, notre système Lmd et la spécialisation. Donc, il serait inconcevable que l’on ne voie dans les spécialisations que des Sénégalais. Il faut qu’il y ait une certaine pluralité dans ces formations, en termes d’étudiant’’.
“Les professeurs menacent de nous faire reprendre la spécialité’’
Autre fait soulevé par les médecins, c’est le favoritisme dans la formation. Par exemple, un diplômé en spécialisation (Des- qui a déjà son doctorat) n’est pas traité de la même façon qu’un interne (qui a réussi à son concours à sa 5e année de spécialisation). Ce dernier est mieux valorisé par les professeurs que le Des. Binta Sèye* est médecin en 4e année de spécialisation en ophtalmologie. Pendant 3 ans, elle a dû se montrer endurante. La première difficulté est liée aux rapports avec les professeurs. Ces derniers, soutientelle, pensent que les Des ne méritent par leur bourse. Pour eux, les méritants, ce sont ceux qui ont passé des concours, qui les ont réussis. Pas des gens comme les Des qui ont soutenu leur doctorat et font une demande pour se spécialiser. “C’est pour cela que, déjà, le fait qu’on nous donne la bourse les énerve. Quand on nous donne la bourse, ils ont l’impression qu’on est payé au même niveau que les internes qui touchent un net de 325 000 F, mais qui ont leurs indemnités, leurs motivations… Ce qui fait qu’ils peuvent avoir jusqu’à 500 ou 600 mille’’, explique Dr Binta Sèye. Docteur Aliou Samb*, Des en cardiologie, ne dit pas le contraire. Pour lui, les internes que forment les professeurs sont des gens qui vont finalement les remplacer dans les structures, à Dakar. Or, ces derniers ne sont pas nombreux, puisqu’on en prend 30 par année. Pendant ce temps, les Des sont au moins au nombre de 600. “Déjà, pour le concours en interne, pour 30 sélectionnés, les 15 ou 20 sont des fils de professeurs ou de leurs amis. On a besoin de nous pour aller dans les régions. Mais les professeurs sont tellement contre la bourse que si jamais on se permet d’aller en grève pour réclamer la bourse, ils sont prêts à nous sacrifier’’, souligne le cardiologue en formation. D’après lui, les médecins en spécialisation sont, tout le temps, menacés par leurs professeurs. Ce qui fait qu’ils ont parfois peur de réclamer leurs bourses. “On est resté 4 mois sans bourse, mais certains n’osent pas sortir, par peur d’être coincés. Les professeurs menacent de nous faire reprendre la spécialité, si jamais on quitte notre stage pour réclamer nos bourses. Par conséquent, on a peur de reprendre l’année, parce que tout simplement on a raté un jour de stage. C’est dommage’’, confie le Dr Samb. Docteur Maty Mbaye* est de garde à l’hôpital Général de Grand-Yoff. Elle suit une spécialisation en cardiologie. Elle pense que le Sénégal est le seul pays qui ne respecte pas les médecins en spécialisation. Car, même pour percevoir leurs bourses, il faut faire du bruit. Pour avoir une bonne formation, il faut être interne. Les professeurs sont ainsi accusés de faire du favoritisme jusque dans la formation pratique. Dès lors, la frustration est d’autant plus grande que les médecins en spécialisation se croient plus diplômés que les internes qui n’ont pas encore le doctorat et qui sont donc, à leurs yeux, des étudiants.
“Les internes et les Des ont des statuts différents’’
Pour le professeur Daouda Ndiaye, il faut que les gens comprennent qu’un interne n’est pas une personne qui a été recrutée comme ça. Selon lui, tous ceux qui font les Des ont eu à faire le même concours que les internes. Ces derniers ont été choisis parmi les meilleurs. “Donc, c’est normal que le traitement ne soit pas égal entre les internes et les autres étudiants. Mais il n’y a pas de favoritisme, d’inégalités dans le recrutement en matière de spécialisation ou dans la Fonction publique. Si deux personnes sont dans la même corporation et que l’une a pu réussir à travers un système de tri, notamment un concours, c’est normal que cette personne soit beaucoup plus privilégiée que l’autre’’, témoigne le Pr. Ndiaye. Une position que partage le chirurgien urologue, Professeur Babacar Diao. Il précise que l'interne et les médecins inscrits aux diplômes d'études spécialisées (Des) ont des statuts différents. Parce que, dit-il, les internes sont issus d'un concours sélectif et sont affectés dans les hôpitaux par le Msas (ministère de la Santé et de l’Action sociale), tandis les "Des" sont des médecins inscrits à la faculté de Médecine pour la spécialisation. Donc, précise le professeur, les internes font partie du personnel de l'hôpital et reçoivent des émoluments payés par le Msas, ce que les médecins inscrits au Des n’ont pas. Ainsi, les internes devront s'acquitter de certaines responsabilités dans l'organisation des activités des services, ce qui pourrait être mal interprété par certains Des. “Internes et médecins inscrits aux Des ont les mêmes droits et les mêmes devoirs, dans le cadre de la formation. Tout interne qui veut obtenir un diplôme d'études spécialisées s'acquittera des mêmes droits d'inscription que les Des et subira les mêmes épreuves au cours des évaluations’’, précise le Pr. Diao.
*Noms d’emprunts