LA POLITIQUE AU SÉNÉGAL, UNE MACHINE À DÉSESPÉRER LE PEUPLE
La gestion vertueuse et la rupture tant chantées ne sont que des slogans vides, de la vraie poudre aux yeux. Les hommes et les gouvernements changent, mais les méthodes et les mauvaises pratiques restent les mêmes
« Mais, feindre d’ignorer ce qu’on sait, de savoir tout ce qu’on ignore ; d’entendre ce qu’on ne comprend pas, de ne point ouïr ce qu’on entend ; surtout de pouvoir au-delà de ses forces ; avoir souvent pour grand secret de cacher qu’il n’y en a point ; (…) paraître profond, quand on n’est, comme on dit, que vide et creux ; jouer bien ou mal un personnage ; répandre des espions et pensionner des traîtres ; amollir des cachets ; intercepter des lettres ; et tâcher d’ennoblir la pauvreté des moyens par l’importance des objets : voilà toute la politique, ou je meurs ! » Beaumarchais[1]
Telle que pratiquée au Sénégal ces dernières années, la politique – tant dans sa forme que dans son contenu, sans oublier l’attitude de nombre de ses acteurs -, ressemble beaucoup à cette machine à désespérer les hommes dont a fait mention Albert Camus lorsqu’il décriait la politique contemporaine. Elle ne brille malheureusement souvent que par sa face nocturne : chantage, népotisme, maraboutage, détournements de deniers publics, attaques ad hominem, parjure, violence verbale et physique, transhumance… sont autant de vils moyens de prédilection dont se servent les nombreux adeptes de la politique politicienne qui prévaut dans le pays pour atteindre leurs fins et/ou gravir les échelons. L’activité politique a été vidée de sa substance, dévoyée de sa trajectoire et corrélativement de son objectif. Loin de sa noblesse originelle – qui veut qu’elle soit l’art de gérer la cité -, au pays de Kocc, elle fait plutôt penser à l’art de l’embrouiller, de la désespérer, de la leurrer, voire de la piller.
Après de longues années de traversée du désert sous le régime socialiste marqué entre autres par les effets pervers et néfastes des programmes d’ajustement structurel et de la dévaluation du franc CFA, le peuple sénégalais, qui avait une soif intense de changement, croyait enfin mettre la main sur son homme providentiel en la personne de Me Wade. Que nenni ! Sa présidence a été marquée par une vague de scandales dont voici quelques-uns : 12 milliards de FCFA pour le monument de la renaissance ; 28 millions de dollars en l’air pour réparer l’avion présidentiel ; 205 milliards dépensés pour l’OCI dont Karim Wade était le responsable de l’organisation; plus de 45 milliards de francs CFA avec le Fesman géré par Sindjily Wade, sans oublier les 90 millions dans l’affaire Segura et l’omniprésence et les pouvoirs sans limite d’un Karim Wade que son père voulait imposer nolens volens au peuple sénégalais. Ce serait tout de même ingrat de ne résumer la présidence de Me Wade qu’à une noria de scandales. Car on lui doit entre autres de belles réalisations sur le plan des infrastructures. Mais il a déçu bon nombre de Sénégalais tant étaient grands les espoirs placés en lui. Son successeur, le président Macky Sall, un véritable produit de son école, sans avoir les qualités de son maître peut être la parfaite illustration de l’adage : « À l’œuvre on connaît l’artisan.». Son régime, pour employer un langage mathématique, n’est que le prolongement par continuité vers le pire des maux de celui qui l’a précédé. Ce n’est lors pas étonnant que les scandales foisonnent. Des plus cocasses au plus ruineux pour les finances publiques en passant par les plus improbables et les plus audacieux. On croyait avoir atteint le summum de la gabegie, du ridicule, de l’incompétence et de la mal gouvernance avec les milliards engloutis dans la confection de cartes d’identité numériques truffées d’erreurs, ceux disparus comme par coup de baguette magique dans les affaires Bictogo, Prodac, Mamour Diallo, Pétro-Tim, Akilée ...; le summum de l’indifférence et de mépris avec les nombreux rapports de l’IGE rangés sans suite dans tiroirs du « partisanisme» parce que certains hommes du pouvoir y sont épinglés, mais c’est mal connaître l’audace, le je-m’en-foutisme et l’insensibilité dont font montre ceux qui nous dirigent envers le peuple. Ils persévèrent dans le tournage de la série d’horreur qui passe sur les écrans la République. Celle-ci est loin de livrer tous ses secrets. Le député trafiquant de faux-billets, le premier vice-président de l’Assemble nationale docteur ès insulte, le ministre de l’environnement braconnier ne sont que quelques épisodes de la nouvelle saison qui a de beaux jours devant elle.
La gestion vertueuse et la rupture tant chantées ne sont que des slogans vides, de la vraie poudre aux yeux. Les hommes et les gouvernements changent, mais les méthodes et les mauvaises pratiques restent les mêmes. Quelques-uns des citoyens qui osent les dénoncer sont arrêtés et emprisonnés sans ménagement. Dès lors la confiance du peuple envers ses dirigeants se réduit comme une peau de chagrin et les espoirs portés en eux s’éfaufilent comme un vieux tissu. Aussi nombre de nos concitoyens sont-ils si déçus de presque toute la classe politique qu’ils n’attendent plus grand-chose d’elle. Pour eux un politicien n’est rien d’autre qu’un sans-parole ; un sans-principe, un marchand d’illusions et un adepte de la palinodie, un égoïste, qui ne pense qu’à lui, qu’à sa famille et à ses partisans. L’image du politicien-baratineur est si ancrée dans les consciences que, dans la vie de tous les jours, quand quelqu’un est un beau et bon parleur, on lui dit souvent qu’il est politicien ou qu’il devrait faire de la politique. Comme s’il suffit juste d’être un bon rhéteur pour avoir les aptitudes nécessaires à la gestion des affaires aussi sérieuses que celles d’un pays. On oublie souvent que pour servir son peuple, la probité, le patriotisme, l’abnégation, le sens du sacrifice et le bon comportement valent mieux que les belles paroles. Même si une belle élocution est un plus pouvant toujours aider à mieux persévérer dans sa mission. L’image négative que beaucoup de Sénégalais se sont faite de la politique et des politiciens les pousse de plus en plus à déserter le champ politique pour n’y laisser que ceux qui y trouvent leur compte, ceux qui sont prêts à tout pour bénéficier de certains privilèges ou préserver ceux qu’ils ont déjà acquis. Car, il faut le reconnaître, au Sénégal la politique peut rapporter très gros, même si dans beaucoup de cas ce n’est pas d’une manière licite. Sans doute est-ce pour cette raison que certains qui ne savent plus où donner de la tête en font leur activité principale. Contrairement à ce qui se passe dans beaucoup d’autres pays où l’on est médecin et politicien, avocat et politicien, professeur d’université et politicien… chez nous il n’est pas rare, pour ne pas dire qu’il est très fréquent, de voir des gens qui se disent politiciens tout court. Profession d’autant plus difficile à définir que son contenu est flou et son périmètre n’est pas aisé à circonscrire. Même certains parmi les politiciens qui ont une profession bien connue trouvent parfois l’activité politique si rentable qu’ils en oublient d’exercer leur métier. Surtout quand ils sont du côté du pouvoir avec les nombreux avantages à leur disposition et certains passe-droits dont ils peuvent profiter de temps à autre.
Le désenchantement et la désertion du champ politique par les honnêtes citoyens qui ne veulent pas « se salir » les mains en les plongeant dans le cambouis peut être compréhensible même si ce n’est la meilleure des attitudes à adopter pour régler les problèmes auxquels fait face la population : manque d’eau et d’électricité, absence de matériels médicaux nécessaires dans de nombreux hôpitaux, justice à deux vitesses, enseignement en perpétuelle crise, cherté du coût de la vie... Cette situation a empiré en cette période de pandémie où le gouvernement a montré ses limites à travers sa gestion nébuleuse et frileuse de la crise. Si bien que de nombreux concitoyens ont davantage perdu confiance en lui au point de croire que la Covid-19 est un énième mensonge qu’il a échafaudé pour les rouler dans la farine. Par conséquent ils ne mesurent plus le danger mortel que constitue le virus et n’hésitent pas à l’affronter journellement à visage découvert.
Quel que soit le degré de frustration et de déception, l’erreur pour le peuple serait de laisser le champ libre à ceux qui ont mis le pays dans une mauvaise passe et continuent de le trainer dans la boue depuis des années. Les grandes manifestations au Mali et le recul du gouvernement sur certains points importants qui s’en est suivi et les nombreuses protestations qui ont eu lieu dans plusieurs pays à travers le monde après la mort de George Floyd et le début de changement dans certaines attitudes et politiques qu’elles ont engendré ont encore prouvé que l’opinion publique, qu’un peuple peut faire changer les choses peu importe le régime sous lequel il se trouve. Mais encore faudrait-il qu’il en soit conscient.
[1] Le mariage de Figaro (Acte III, scène 5)