ABDOU DIOUF, CET ILLUSTRE MAL-AIMÉ DONT NOUS GAGNERIONS TANT À NOUS INSPIRER
EXCLUSIF SENEPLUS - Entre héritage complexe de Senghor et tempêtes économiques, il a su tenir la barre avec une maestria méconnue. Son parcours, fait de résilience et d'intelligence stratégique, mérite aujourd'hui un regard neuf, loin des préjugés tenaces
Dans l’imaginaire populaire sénégalais, Abdou Diouf, le deuxième président de la République du Sénégal, est celui qui revêt le costume de cet être mal-aimé dont on a fait le mouton noir de la famille. Pourtant, l’homme, dont l’exemple peut inspirer nos décideurs, au vu de son parcours semé d’embuches, a été le plus méritant de nos dirigeants.
Un parcours singulier aux côtés d’un mentor jaloux de son pouvoir
Contrairement à ce que l’on pense, ce fils d’un virtuose du jeu de dames, métissé de cultures Wolof, Sérère et Pulaar, n’a pas connu le destin aussi lisse qu’on lui prête. En vérité, rien n’a été donné à Diouf qui a su tirer parti de situations adverses, grâce à des capacités humaines et des aptitudes professionnelles hors norme. Des atouts qu’aurait pu lui disputer l’entourage de Leopold Sédar Senghor surpassé par sa clairvoyance, son sens élevé du devoir et son expertise.
L’homme a tiré le meilleur de de son prédécesseur, un être rusé qui a utilisé Mamadou Dia, le président du Conseil de gouvernement, véritable exécutif, qui l’a toujours gêné aux entournures et dont il s’est vite débarrassé pour gouverner seul. Homme entier, Dia a, par fidélité à l’amitié, été le paravent de Senghor qui trompa sa bonne foi à l’effet de neutraliser ses amis révolutionnaires (Modibo Keita, Valdiodio Ndiaye, Majmouth Diop…) comme en attestent, récemment encore, les œuvres d’Aminata Ndiaye Leclerc et d’Ousmane William Mbaye.
Grace à une souplesse, somme toute administrative, Diouf échappe à ce sort funeste auprès de Senghor, père de l’Etat nation au Sénégal, en se montrant plus fin que cet homme de culture ambivalent et à l’intelligence redoutable. En vérité, le premier chef de l’Etat sénégalais est un être tourmenté, constamment soucieux d’étouffer ses propres contradictions reflétées, dans ses écrits, par la lutte tumultueuse que se livrent ses amours gréco-latines et son ressenti négro-africain.
Senghor, ancré dans ses humanités classiques, trompe son monde en domestiquant un pays, dont il a épousé les rites et croyances, qu’il présente, à l’extérieur, comme un ilot de démocratie dans un océan de dictatures alors qu’il réprime, au quotidien, une opposition dont il n’accepte qu’un rôle d’alibi.
Parangon de l’organisation et de la méthode, à l’origine du bureau éponyme, ce joueur d’échec, qui place ses coups longtemps à l’avance, s’est adjoint, par pur intérêt, la compagnie de Diouf, un homme tout de mesure, à l’esprit vif, dont il ignorait la virtuosité aux jeux de dames. En effet, Abdou Diouf fut le seul gouverneur qui, lors des évènements de décembre 1962, ne renia pas Mamadou Dia, embastillé ; ce qui lui donne un préjugé favorable auprès du chef de l’Etat qui sait à quel point il importe, pour œuvrer en toute tranquillité, d’avoir un homme loyal à ses côtés.
Armé d’une patience et d’une modestie rares, Diouf, gagna la confiance de son mentor, apprenant le métier aux côtés de Jean Collin sur qui le chef de l’Etat ne pouvait totalement se reposer en raison de ses racines métropolitaines. La montée en puissance de Diouf, contrairement à une opinion commune, ne fut guère chose facile puisque ses contemporains, aussi bien formés que lui, disposaient des mêmes opportunités. L’homme n’est pas seulement arrivé au sommet. Il a su s’y maintenir grâce à ses propres qualités.
Aux côtés de Collin, Diouf développa ses atouts managériaux et engrangea une expérience de l’Etat dans ses postes respectifs de Secrétaire général de Ministère, de Secrétaire général de la Présidence puis de Premier ministre. Son énorme capacité de travail, associée à son attitude pleine d’humilité, rassura Senghor qui lui céda le pouvoir.
Toujours est-il que Diouf dessilla les yeux du président-poète, juste après la passation de pouvoir, sur l’idée qu’il s’était fait de la République, dans un geste fort, comme pour mettre en lumière ce génie qu’il laissait hiberner pour ne jamais éveiller l’inquiétude de ce mentor si jaloux de son pouvoir. En procédant à la désignation au poste de Premier Ministre de son ami Habib Thiam que Senghor n’appréciait guère, il signifiait clairement à celui-ci en quoi il était vain de s’imaginer agir sur la destinée de la nation après une démission probablement due à des considérations aussi ontologiques qu’économiques.
Une gouvernance fragilisée, servie par une connaissance avérée de l’Etat
Diouf hérita d’un pays fragilisé, écartelé, au plan politique, entre une opposition interne (Babacar Ba, Moustapha Niasse, Djibo Ka…) désireuse de prendre les rênes du parti et une opposition externe (un Wade virulent et rusé, la gauche pugnace…) soucieuse de l’avènement du Grand Soir.
En fin administratif qui savait sur quels déterminants s’appuyer, Diouf, en plus de compter sur son fidèle Premier ministre, s’assura de bien pouvoir gouverner l’Etat en verrouillant la présidence de la République, le siège du pouvoir, d’abord, avec le discret Jean Collin et, par la suite, avec le manœuvrier Ousmane Tanor Dieng qu’il promut à l’effet d’écarter les velléitaires.
Sa parade se retourna contre lui lorsque Dieng se constitua progressivement un pouvoir personnel et qu’il fut, plus tard, obligé de travailler avec Wade, l’opposant nuancé jusqu’à la rouerie, un champion de la négociation, et les Gauchistes impressionnants de persévérance et de tempérance dans leur combat pour l’assise d’un Etat de Droit dans le plein sens du terme.
Abdou Diouf fit donc acte de volonté en procédant, non sans calculs, à l’ouverture intégrale du paysage politique et en réparant l’injustice coloniale faite au Professeur Cheikh Anta Diop, une sommité intellectuelle peu appréciée de son prédécesseur, à qui il permit de dispenser des cours à l’université de Dakar.
Au plan économique, l’héritage senghorien fut un lest pour Diouf qui navigua constamment dans des flots impétueux. Le Sénégal, exsangue après deux crises pétrolières, une crise de la dette et la détérioration des termes de l’échange, avait besoin d’un remède de cheval qui ne lui épargna pas la dévaluation.
Ainsi, durant plus de quinze ans, Diouf fit concomitamment face à un contexte complexe qui l’obligea à se battre pour conforter un pouvoir vacillant, déploya beaucoup d’énergie pour éliminer une tenace adversité politique tout en restaurant les fondamentaux de l’Etat.
Le divorce d’avec les populations date de ces années où le pays ne retient plus que les Plans d’ajustement structurel, la privatisation, les programmes de départ volontaire à la retraite et l’ajustement monétaire qui érodèrent son image. Ce mal aimé, à l’image d’un docteur administrant une potion amère au patient, récolta pourtant des résultats flatteurs mais sous-estimés qui auraient pu constituer un patrimoine immatériel pour le Sénégal s’ils n’avaient été sabotés, à partir de 2000, par son successeur.
Des résultats à fort coefficient pour le pays
Avec Diouf, au niveau institutionnel, le Sénégal enregistra la confortation de l’Etat nation, la vivification de l’Etat de Droit, l’avènement d’un Etat fort et plus juste avec des hommes compétents dotés du sens du sacerdoce, un cadre de gouvernance prometteur avec un Code électoral consensuel et une entité dotée d’autonomie dans ce domaine, des stratégies de bonne gouvernance et de lutte contre la corruption innovantes, soit autant de choses inspirant une confiance plus affirmée des citoyens et des partenaires dans les institutions de l’Etat.
Ces éléments n’occultent pas le volet économique avec un l’adoption d’un nouveau système de planification, la revalorisation des politiques sectorielles et un financement de l’économie reposant sur l’utilisation prudente des ressources locales et une dynamisation des ressources de la coopération tirées par la belle réputation qu’il sut donner du pays. Ces efforts aboutirent à la restauration des fondamentaux macroéconomiques documentée par l’ouvrage de Mamadou Lamine Loum, son dernier Premier Ministre, confirmé par Idrissa Seck, un de ses successeurs à ce poste, qui a évoqué, dans des circonstances malheureuses, l’embellie due à Diouf dans les années 2000.
Au plan géopolitique, l’aura du Sénégal n’a jamais été plus brillant que lorsque Diouf fut président de l’Organisation de l’unité africaine, s’érigea en portevoix de la cause palestinienne et de la lutte contre l’apartheid avec une visite des pays de la ligne de front à ses risques et périls, organisa le sommet de l’Organisation pour la Conférence islamique et contribua aux multiples initiatives des Nations unies. L’homme se démultiplia tellement que son leadership poussa les Américains à agiter son nom pour la succession du Péruvien Javier Pérès de Cuellar au poste de Secrétaire général des Nations unies.
Les initiatives géopolitique et diplomatique de Diouf valurent un regain de confiance au Sénégal qui développa une coopération multiforme avec plusieurs partenaires, fut associé à de nombreuses initiatives de sécurité mondiale et devint l’ami aussi bien des pays de gouvernance conservatrice que révolutionnaire, un fait quasi unique au monde.
Une personnalité à la fois complexe et séduisante
Abdou Diouf aurait sans doute pu être encore plus valorisé par ses compatriotes s’il n’avait pas hérité d’un pays exsangue, ce qui est à l’origine du reproche qu’on lui fait souvent d’avoir plus été un gestionnaire qu’autre chose. Pourtant, à observer l’action de celui qui devint, plus tard, Secrétaire général de la Francophonie, une organisation dont il changea l’orientation, l’on se rend compte qu’il sut faire preuve de sens managérial élevé en réussissant le tour de force de renforcer la qualité de service de l’Administration, dont les principes s’appariaient avec les valeurs qui étaient les siennes, lui qui servit très tôt l’Etat à une époque où le sens du devoir et le respect des procédures faisaient sens.
Le moule administratif raffermit sans doute cette courtoisie qu’on lui prête, à raison, une caractéristique de sa personnalité qui a marqué ses interlocuteurs séduits par sa culture étendue et son élégance qui l’obligea toujours à les accueillir debout et à les raccompagner jusqu’au pas de la porte.
Son rapport à l’Administration, en particulier, et à l’Etat, en général, fut tel que sa foi au Conseil stratégique, avec la valorisation du Bureau Organisation et Méthodes (BOM), des Affaires étrangères ou de l’Armée, entre autres, et son sens du leadership lui permirent de réagir promptement mais de manière optimale, sur nombre dossiers sensibles. Parmi ceux-ci, soulignons le rétablissement de l’ordre constitutionnel en Gambie à la suite du coup d’Etat de Kukoy Samba Sanhya et la gestion du cas Khadaffi dont la frénésie révolutionnaire aurait pu ne pas épargner le Sénégal en proie à la crise casamançaise.
La personnalité tranquille de Diouf, faite de discrétion et de convivialité, qui se rapproche, sur ce point, plus de celles de Macky Sall et de Bassirou Diomaye Faye, n’a rien à voir avec la flamboyance du prestidigitateur Wade, un homme plein de bagout qui peut transformer la plus petite babiole en trésor ou l’érudition de Senghor qui séduit le monde en évoquant la parenté de l’Arabe au Français, apprivoise son geôlier en lui parlant de Goethe ou émeut les Portugais en évoquant Joal et ses racines ibères.
Fondée sur une écoute des services de l’Etat, le tempérament de Diouf évita, au Sénégal, bien des écueils lors des crispations sénégalo mauritaniennes de 1989 et, aussi, de subir les contrecoups des brutales ruptures constitutionnelles que connurent tous nos voisins, excepté l’exemplaire Cap vert.
Diouf fut donc un leader charismatique à l’échelle universelle qui illustra pendant longtemps l’adage disant que l’on n’est jamais prophète chez soi. Les Sénégalais ne découvrirent sa verve et son humour que lors des campagnes électorales où sa fibre ndiambour ndiambour avec son phrasé rap tassu séduisirent. C’est, d’ailleurs, cette sensibilité qui explique avec sa proximité avec feue Adja Arame Diène ou El Hadji Mansour Mbaye.
Au final, Diouf a su gérer l’Etat à l’image de l’empire qu’il a eu sur lui-même, c’est-à-dire, en évitant la démesure et sans surfer sur les particularismes tout en tenant fermement le cap. Il lui a surtout manqué une communication plus directe, plus détendue avec les siens, qu’il n’a pu développer en raison du contexte d’adversité, et cette ouverture de l’Etat à des profils autres que ceux administratifs pour élargir le champ des futurs possibles pour le Sénégal.
Un retrait élogieux, un héritage à valoriser
La personnalité forte, la lucidité et les valeurs d’Abdou Diouf expliquent, qu’en dépit des errements de son parti et des remous liés au déni d’alternance dans le Continent noir, lui choisit de partir avec élégance. Si l’on juge à l’échelle de tout ce qui peut influencer l’homme de pouvoir en Afrique, l’objectivité oblige à dire que Diouf n’a pensé qu’au Sénégal et a fait montre d’un sens élevé de l’honneur et de l’histoire en décidant de quitter la direction du pays, à la suite d’une défaite électorale.
Abdou Diouf n’est pas que ce que l’on vient d’évoquer mais son action à la tête de l’Etat sénégalais appelle un jugement dépassionné. En dépit du contexte contraignant, l’homme, a su allier souplesse et fermeté à l’effet de préserver le pays de nombreux errements, et ce, sans tambours ni trompettes car l’époque n’était pas au marketing politique des années 2000 à partir desquelles la plus petite réalisation est immensément grossie.
Diouf se retira des affaires, comme il y arriva. Dans la discrétion sans, une seule fois, avoir essayé d’influencer son successeur qui, des années plus tard, lors des présidentielles de 2024, faillit le faire trébucher sur une lettre publique signée à quatre mains qu’il s’empressa, dès le lendemain, de rectifier afin de rester du bon côté de l’histoire.
Tous ces éléments nous donnent à penser que, de tous les dirigeants sénégalais, Diouf semble être celui qui a le plus fait au regard de son contexte d’évolution et des moyens dont il a disposé. L’homme, dont la bonne éducation a été confondue à de la timidité, promis à ne jamais devoir prendre son envol, s’est déployé, tel un albatros, dans toute sa mesure, illustrant à souhait la vérité selon laquelle il n’y a point besoin de crier lorsque l’on a raison.
Etat fait du bois dont on fait les bonnes flèches de la gouvernance d’un Etat normal, Diouf, imbu des valeurs cardinales de ce bras séculier de l’Etat que constitue l’administration, a mis en avant la tenue et la retenue nécessaires pour servir un pays qui gagnerait à en faire un de ses symboles marquants et un de ses inspirateurs.
Si Senghor a essayé de construire l’Etat nation au Sénégal, Diouf a, quant à lui, non seulement consolidé, à travers le viatique du dialogue, le commun vouloir de vivre ensemble de ses compatriotes mais aussi laissé, aux générations futures, l’Etat de Droit qui nous vaut encore de rester debout en dépit de toutes les vicissitudes et tiraillements d’acteurs politiques qui font tanguer le navire Sénégal.
Il n’y a pas de doute que Sunugaal, s’il s’appuie sur cet héritage de son deuxième président, qui n’a eu de cesse de parler de l’exception sénégalaise, et sur le génie de ses hommes et femmes, naviguera parfois sur des flots impétueux mais jamais ne coulera.