LE COMMERCE "ÉQUITABLE" QUI ABANDONNE SES BRODEUSES SÉNÉGALAISES
Derrière la façade glamour de la Compagnie du Sénégal et de l'Afrique de l'Ouest, une réalité sombre se dessine : des dizaines de femmes ont travaillé pendant des années sans contrat, payées une misère pour des produits revendus à prix d'or à Paris
(SenePlus) - Des coussins brodés d'amour vendus dans le Marais parisien aux partenariats prestigieux avec les plus grandes marques de luxe, la Compagnie du Sénégal et de l'Afrique de l'Ouest (CSAO) semblait incarner le rêve d'un commerce équitable réussi entre la France et le Sénégal. Mais une rcente enquête de Mediapart vient briser cette belle image.
La CSAO, créée en 1995 par Valérie Schlumberger, s'est forgé une réputation d'entreprise éthique exemplaire. En 2020, comme le rappelle Mediapart, le magazine M du Monde vantait sa "fibre solidaire" et la qualifiait de "pionnière française en matière de commerce éthique et équitable". L'entreprise a su cultiver cette image, notamment grâce à la participation de l'actrice Léa Seydoux - fille de la fondatrice - dans ses campagnes publicitaires, et à des coups d'éclat comme les coussins brodés "Emmanuel" et "Brigitte" offerts au couple présidentiel en 2018.
Pourtant, la réalité vécue par les brodeuses sénégalaises était bien différente. "Cela faisait plus de dix ans que je travaillais à l'atelier de Gorée, j'ai même été cheffe, mais je n'ai jamais eu de contrat", confie Sokhna à Mediapart. Cette absence de contrat de travail concernait l'ensemble des dizaines de brodeuses employées au fil des années.
Des conditions de travail éprouvantes
Les témoignages recueillis par le site français d'investigation dépeignent un tableau peu reluisant des conditions de travail. "On avait mal au dos, aux jambes, on passait la journée assises sur une chaise en bois, mais on ne pouvait rien dire, car on voulait gagner notre petit quelque chose", explique Aya, une ancienne brodeuse.
La situation s'aggravait lors des visites d'Ondine Saglio, directrice artistique et fille de la fondatrice. "Elle nous faisait parfois travailler beaucoup plus, elle nous suppliait même de venir le week-end pour qu'elle puisse repartir avec un maximum de produits", révèle Sokhna. Sans congés payés ni protection sociale, les travailleuses ne bénéficiaient d'aucun des droits prévus par le Code du travail sénégalais, y compris le congé maternité.
Le système de rémunération révèle un déséquilibre flagrant. Les brodeuses recevaient environ 5 euros par coussin, alors que ces mêmes pièces étaient vendues jusqu'à 90 euros dans la boutique parisienne de la CSAO. Comme le calcule amèrement Sokhna : "Il suffisait qu'ils vendent deux ou trois coussins pour obtenir mon salaire par mois, alors que je pouvais produire jusqu'à quatre cents coussins par mois."
Face à ces accusations, Valérie Schlumberger, interrogée par Mediapart, se retranche derrière un argument juridique : "La CSAO ne compte aucun salarié au Sénégal, car elle collabore avec des artisans et des structures locales indépendantes." Elle justifie les prix de vente par les coûts des matières premières, du transport et des taxes.
Une fermeture brutale aux conséquences dramatiques
En mars 2024, l'atelier de Gorée ferme brutalement ses portes. Initialement annoncée comme temporaire, cette fermeture s'avère définitive. Les conséquences sont catastrophiques pour les brodeuses. "Depuis la fermeture, je n'arrive qu'à payer mon loyer, mais je ne peux plus donner à manger à mon enfant ni payer le transport pour qu'il se rende à l'école", témoigne Sokhna.
La colère des anciennes travailleuses est palpable : "Valérie n'oserait pas faire ça en France, faire travailler des gens pendant dix ans sans contrat, et tout arrêter du jour au lendemain sans les dédommager." Sur des dizaines de brodeuses, une seule a obtenu un dédommagement, après des mois de négociations acharnées.
Cette affaire soulève des questions fondamentales sur la réalité du commerce équitable. Comment une entreprise peut-elle se revendiquer éthique tout en privant ses travailleuses des protections sociales les plus élémentaires ? Le cas de la CSAO illustre les limites d'un système qui, sous couvert de bonnes intentions, peut perpétuer des pratiques d'exploitation.
L'enquête de Mediapart met ainsi en lumière le fossé entre l'image vertueuse d'une entreprise "éthique" et la réalité vécue par les travailleuses qui ont contribué à son succès, rappelant l'importance d'une vigilance constante sur les pratiques réelles des entreprises se réclamant du commerce équitable.