ALLÔ, MONSIEUR LE MINISTRE
Ministre !...Ce n’est pas que du plaisir, de la jouissance. C’est quand même une très lourde charge, une immense responsabilité …Surtout ce buffet à la tête duquel on vient de le propulser !
Ministre !...Ce n’est pas que du plaisir, de la jouissance. C’est quand même une très lourde charge, une immense responsabilité …Surtout ce buffet à la tête duquel on vient de le propulser ! Mais il se sent de taille à tout assumer. Il va s’entourer d’une équipe de techniciens compétents pour prendre des initiatives intelligentes, initier des réformes hardies : avec lui, Maodo, les choses vont bouger !
Bien entendu, avant tout cela – et à cette pensée l’ombre d’un sourire éclaire son visage – il lui faudra bien changer de look ! Il ne pourra plus continuer à s’affubler de costumes à bon marché achetés aux puces de Colobane où s’approvisionnent la plupart des fonctionnaires.
Un ministre, ça porte quand même des vêtements haut de gamme !... Fini donc les vieux vestons élimés aux manches trop courtes ou trop longues, les chemises au col râpé, les pantalons froissés aux plis incertains !... Sa première visite officielle à Paname sera, entre autres, consacrée à l’acquisition d’une garde-robe digne de son rang… Ce n’est pas parce qu’il a l’intention de renier ses convictions profondes, son goût et son option pour la sobriété, ou sa passion pour la démocratie, la justice, l’égalité et toutes ces nobles idées, non… mais son nouveau statut l’oblige à changer radicalement ses habitudes vestimentaires…
Un Ministre, ça ne s’habille pas n’importe où et n’importe comment ! Il ira donc d’abord à Paris, capitale mondiale de la haute couture, chez Yves Saint-Laurent ou Pierre Cardin dont il a si souvent entendu parler. Bien entendu, il ne se déplacera plus qu’en voiture, précédé d’un motard, et non plus en autobus comme il l’a toujours fait. Un Ministre ne peut se déplacer dans un transport en commun. Il aura donc une Mercedes ou une BMW comme ses autres collègues du gouvernement. Tiens, il pourra aussi prendre à son service son vieil ami Abou Fall qui est au chômage depuis plus de dix ans. C’est un excellent chauffeur ; de plus ce sera une véritable bouée de sauvetage pour ce pauvre gars qui se débat dans les affres d’une misère sans nom où l’a plongé, lui et sa famille, la perte de son emploi à la suite d’un licenciement abusif. Mais de toute évidence, il n’est pas question de faire d’inutiles dépenses de prestige. Cela n’est conforme ni à sa propre philisophie ni à celle du gouvernement new-look apparemment engagé dans la lutte contre la fraude et la corruption sous toutes ses formes. Le Président semble décidé à mettre en œuvre une nouvelle politique de gestion des ressources du pays, une politique claire et transparente comme l’eau de roche ! D’ailleurs toutes ces têtes qui tombent ces temps derniers le prouvent bien !...
Bon… tout cela est bien beau, mais il y a aussi des réalités que nul citoyen de Sunugaal, si incorruptible soit-il, ne peut se permettre d’ignorer sous peine d’être incompris et de se marginaliser totalement. Dans ce charmant pays l’on est parfois bien obligé de mettre un peu d’eau dans son bissap ! Maodo ne fait pas exception à la règle et il est clair que sa nomination au poste de Ministre signifie aussi le succès de son marabout, Serigne Moussa Kâ Diakhaté de Gouye Socé , son village natal, qui a formulé tant de prières pour sa réussite. Aujourd’hui c’est chose faite et le saint homme devra lui aussi bénéficier d’un appréciable retour d’ascenseur ...
Quant à son épouse Oumou Sow, la patiente Oumou Kantome, sa douce moitié qui l’a toujours secondé avec une touchante fidélité, elle ne mérite rien moins qu’un cadeau royal pour la récompenser de sa loyauté à toute épreuve ! Il lui offrira une très belle maison sur la corniche de Fann avec une vue plongeante sur l’océan…
Lancé dans ses pensées futuristes, Maodo s’évertue à passer en revue tous les problèmes qui l’attendent et toutes les interrogations que ne manqueront pas de soulever son arrivée à la tête du tout nouveau ministère de la Sécurité sociale et de la qualité de la vie. Tout en cogitant intensément, il feuillette les pages du dictionnaire Larousse posé sur sa table, lorsque ses yeux tombent par hasard sur cette citation en latin : « Arx Tarpeia Capitoli proxima… ».
Il sourit alors, se rappelant ses années d’études en série classique au lycée Van Vollenhoven et les cours d’Histoire avec le vieux Monsieur Lorenzini dans la bouche duquel, il avait pour la première fois entendu cette phrase sans en comprendre tout d’abord le sens… Comme c’est étrange que cette singulière maxime ressurgisse de manière si inattendue dans son esprit. Mais il n’a pas le temps d’épiloguer plus longtemps sur la citation latine de Monsieur Lorenzini ni sur ses souvenirs de lycéen, car un nouveau coup de téléphone, sonore, rageur, vient encore interrompre sa rêverie. L’appel vient de la Présidence de République.
Le cœur de Maodo se met à battre la chamade et il décroche l’appareil d’un geste mal assuré. Au bout du fil, une voix plutôt fluette, au débit saccadé, s’exprime avec un fort accent gabonais.
« Allo, Monsieur Maodo Kane ? »
« Lui-même à l’appareil… à qui ai-je l’honneur ? »
« Je m’appelle Denis Kabilabongo , chef du service du protocole de la Présidence de la République ». « Ah…Enchanté Monsieur Kabilabongo… Qu’y a-t-il pour votre service ?... »
« Écoutez Monsieur Kane, j’ai une information très urgente à vous transmettre… »
« Je vous en prie Monsieur Kabilabongo… »
« Eh bien voilà : contrairement à ce qui a été annoncé, je suis au regret de vous apprendre que ce n’est pas vous qui avez été nommé Ministre de la sécurité sociale et qualité de la vie mais votre homonyme l’ancien directeur des hydrocarbures et de l’énergie solaire. Il y a eu erreur sur son numéro de matricule de solde qui est le 243 658/Z et non 233 658/Z, le vôtre….
C’est une erreur très contrariante et nous vous prions de nous en excuser…
Les dispositions nécessaires ont déjà été prises pour que… Maodo ne laisse pas le « gabonais » terminer sa phrase et il raccroche d’un coup sec. Tout d’un coup ses membres et ses muscles sont parcourus par d’irrépressibles spasmes nerveux pendant que son corps tout entier est envahi par des bouffées de chaleur successives. ..
Son estomac se contracte douloureusement et une brusque envie de vomir s’empare de lui en même temps qu’un flot de bile amère remonte le long de son œsophage jusqu’à la gorge. Il ressent tout à la fois de la colère, de la honte, du dégoût en même temps qu’il est pris d’une furieuse envie de crier, de soulever ce maudit téléphone, de le jeter par terre de, le piétiner, de le briser en mille morceaux…
Maodo est au bord de la crise de nerfs et il sent des sanglots monter dans sa poitrine. .. Mais il ferme les yeux, serre les poings, contracte ses mâchoires et parvient à maîtriser cette pulsion destructrice qui le tenaille de l’intérieur.
Ses oreilles bourdonnent et il a la gorge sèche. Ses yeux picotent, mais ils sont secs. Son cœur est lourd comme une grosse pierre au creux de sa poitrine. Au prix d’efforts surhumains, il parvient cependant à contrôler sa respiration et les battements désordonnés qui secouent sa poitrine s’atténuent petit à petit. Au bout d’un moment, il se sent calme, étrangement calme, et la douceur de ses gestes contraste avec la violence des sentiments contradictoires qui l’agitent encore. Lentement, il se met à classer ses dossiers et à ranger ses affaires car l’heure de la descente est passée depuis longtemps. Puis il se lève, sort de son bureau qu’il ferme à clef et se dirige vers la sortie du tribunal. Arrivé au portail d’entrée, il se rend compte que le ciel est couvert de gros nuages tout noirs.
L’orage menace. Maodo ouvre alors son parapluie et, d’un pas décidé, se dirige vers l’arrêt du bus qu’il emprunte tous les jours pour rentrer chez lui à la Médina. Bientôt, les premières gouttes de pluie commencent à crépiter sur la toile tendue de son grand parapluie multicolore. Autour de lui, les gens se pressent, courent dans tous les sens pour se mettre à l’abri.
Maodo sourit en pensant qu’aucune d’entre toutes ces personnes ne pourrait s’imaginer que, l’espace de quelques heures, il a été Ministre de la Sécurité sociale et de la qualité de la vie. Puis, il rit doucement en pensant à ses collègues et particulièrement à Madame Keïta qu’il va retrouver le lendemain assise avec nonchalance sur sa chaise, à lui-même et tous les états d’âme par lesquels il est passé depuis le fameux coup de fil qu’il a reçu le matin de cette journée singulière entre toutes ... Il pense au nouveau ministre Maodo Kane, son homonyme, à tout le travail et à toutes les épreuves qui l’attendent et se dit qu’après tout, il n’a peut être rien à lui envier et qu’au fond, rien ne vaut sa paisible vie de citoyen, sa vie de citoyen ordinaire qui n’a rien à se reprocher , surtout pas de s’enrichir sur le dos du peuple…à mesure qu’il marche, il sent une sorte de soulagement, de paix intérieure, fluide, impérieuse s’infiltrer en lui. Il se sent également fier d’être ce qu’il est et ne cessera jamais d’être : un fonctionnaire honnête et rigoureux, un homme honnête et scrupuleux.
Dans sa tête résonne de nouveau, comme un écho lointain de ses jeunes années, la voix grave de Monsieur Lorenzini, ce vieux Professeur passionné d’Histoire ancienne que ses élèves écoutaient toujours avec une attention religieuse et qui déclamait avec de grands gestes théâtraux : « Arx Tarpeia Capitoli proxima, La roche tarpéienne est proche du Capitole ! »
FIN