MULTIPLE PHOTOSLA CORNICHE DES INÉGALITÉS
EXCLUSIF SENEPLUS - Qu’il soit végétal, animal ou humain, la course au capital et au développement laisse le vivant sur le bas-côté. À combien de talibés avons-nous répondu cette semaine ? LA RUE SÉNÉGALAISE, CETTE ACTRICE OUBLIÉE
Comment Médina[1] et Fann Résidence[2] coexistent dans 83 km2 [3]? Comment les fàq-men[4] et les ministres se croisent-ils aussi régulièrement à tous les carrefours de l’une des anciennes quatre communes[5]? Tant de questions auxquelles les sociologues, responsables publiques et chercheurs doivent se pencher. À cette question, je propose mon humble réponse : la rue.
La société sénégalaise est constituée de multiples acteurs et actrices. Parmi elles, une me saute particulièrement aux yeux : la rue sénégalaise. Pensez-y. Bopp u koñ bi[6], tali bi[7], bunt u kër gi[8]… Tant d’expressions faisant référence à la rue.
Cependant, cette rue est difficile à apprivoiser. La temporalité et la géographie jouent un rôle majeur dans l’approche que l’on a et que l’on devrait avoir de la rue et de nos interactions sociales en général. Médina, un premier jeudi de décembre à 7h du matin n’est pas les Almadies[9] un dimanche de fin de mois à 23h. Au milieu de tout cela, la corniche Ouest fait office de frontière. Surplombant l'océan Atlantique par son extrémité la plus à l'Est, la vue y est aussi faramineuse que les montants mobilisés par Karim Wade[10] pour sa construction. Exit la plage publique accessible à toutes et tous durant les longues journées ensoleillées. Désormais, pour en profiter, il faudra débourser au mieux 5.000 FCFA[11](fcfa note de bas de page), au pire 15.000 FCFA. Après tout cela, j’espère que vous n’êtes pas une femme musulmane et ne comptez-pas entacher les belles plages de sables fin du Terrou-bi[12].
Vous l’aurez compris, la rue joue un rôle de plus en plus accessoire dans la vie sociale et politique sénégalaise. Je crois qu’il y a là les symptômes d’un pays qui se perd. Ne vous y méprenez pas ! Je suis l'opposé d’une conservatrice. Par contre, vouloir l'émancipation et le progrès n'empêchent pas de se reposer sur un socle constant et stable.
Étudiante à New York, globe trotteuse devant l'éternel, les rues de Dakar possèdent un je-ne-sais-quoi que je n’ai retrouvé dans aucune ville ou bourg du monde. À vrai dire, je ne m'en étais pas rendu compte avant de quitter le cocon familial. Je me suis rendu compte de la chance que j’avais eu d’avoir pu grandir dans un tel joyau. Pour en revenir à notre histoire, j’avais décidé la semaine dernière, un matin à 10 heures, de me promener. De notre maison à Fann-Résidence à la librairie Les 4 vents de Ouakam. C’était l’occasion pour moi de jouer à la Mère Noël et de refaire mon stock de livres locaux. Sur le chemin, j’ai été frappée par les interpellations des gardiens des somptueuses villas d’ambassadeurs de mon quartier. Ils étaient étonnés qu’une inconnue disrupte leur petit quotidien. “Quel est ton nom de famille ?”, “Où habites-tu ?”, “Depuis combien de temps ? “Tu es étudiante ?”. Ah lala, s’il y a une chose qui ne m’avait pas manquée lors de mon exil volontaire c’est bien l'intrusivité de certains et certaines de mes compatriotes. C’est aussi le revers de notre légendaire chaleur[13].
Quelques foulées plus tard, je suis interpellée par un homme âgé, peut-être la soixantaine. Il tenait dans ses bras frêles un kilo de mburu[14] . Il demandait aux passants et passantes pressés d’être un énième rouage dans la machine capitaliste de quoi assaisonner son pain. Il est vrai que le pain blanc sec ne glisse pas très bien le matin lorsqu’on n’est pas sérère[15]. En discutant avec lui un peu, il m’est apparu que le vieil homme était déboussolé par mon intérêt.
Même scène avec les talibés[16] et femmes assises juste à côté du kiosque du primeur[17]. Au cours de cette courte promenade, j’ai pu croiser des personnes âgées, des enfants, des hommes, des femmes, des personnes à mobilité réduite, des personnes handicapées mentalement, des gens sur le chemin du travail, des gardiens, des animaux… J’ai eu à observer aussi l'état de la rue : le pavé, le goudron, le trottoir inexistant, le sable, les publicités et affiches.
J’ai été frappée par la particularité géographique et urbaine d’un quartier comme Fann-Résidence ou Fann Hock[18], comparée à la Médina ou à Colobane[19] par exemple. Le sable et la poussière de Dakar mériteraient presque d’en être les acteurs principaux. Sans oublier les embouteillages. Comment oublier les embouteillages à Dakar ?! À Fann-Résidence, l’absence de trottoirs et de zones de stationnement ne se font pas ressentir car les villas qui bordent la mer sont en général équipées de parkings. A l’inverse, la cité Mbackiyou Faye[20] et cité Avion[21] sont constituées de chemins exigus et sinueux que seules les siru-man[22] peuvent naviguer habilement.
Ces inégalités dans l’urbanisme ne se limitent pas seulement aux places de stationnement et à l'état des routes. Les bâtiments et immeubles n’occupent pas la même fonction dépendamment du quartier. Alors que le pôle Fann-Residence, Mermoz, Point E fait écho au quartier latin et au 5e arrondissement de Paris, abritant tous les deux l’Ecole Normale Supérieure (ENS) et de belles maisons, des quartiers comme Ñaari-Tali, HLM 5[23] sont des méli-mélo de bâtisses à moitié construites, de charrettes, dibiteries et mosquées. Là ou a Fann-Residence les habitations sont jalousement gardées par des gardiens et des bergers allemands, aux HLM 5 les portails, s’ils existent, sont grand ouverts. On y entend les conversations, bêlements de moutons et cris de siru-man. D’un côté, les restaurants huppés ou la bouteille Kirène[24] de 500 ml coûte 1.500FCFA, de l’autre les inondations et eaux usées décorent et parfument les rues.
La négligence du mobilier urbain s'étend au-delà des objets inanimés. La maltraitance animale est sous nos yeux tous les jours. Il suffit d’observer les moutons dans nos maisons, censés être des réceptacles de toutes les malédictions dirigées vers la famille, les chevaux, les chiens et chats errants. Les êtres humains sont eux aussi traités comme des objets inanimés. Lorsqu’ils ne sont pas méprisés, ils sont ignorés. La semaine dernière, à bord d’un Yango, le conducteur fait tout son possible pour éviter le chien errant qui traverse en catastrophe la rue. A peine dix minutes plus tard, une personne qualifiée de folle slalome sans objectifs entre les véhicules. Le chauffeur ne lui prêta aucune attention. De la même façon, une personne à mobilité réduite assise dans une impasse à côté de son véhicule me raconte comment régulièrement il est écrasé par les passants et les voitures.
Si Fann-Résidence, la Médina, Mermoz et les Almadies sont présentés comme acteurs principaux de ce premier épisode, ils ne sont en réalité qu’un prétexte pour mettre en exergue le plus important : le vivant. Qu’il soit végétal, animal ou humain, la course au capital et au développement les laisse sur le bas-côté de la route rocailleuse. À combien de talibés avons-nous répondu cette semaine ? Lorsque l’on donne l’aumône à ces braves gens, sommes-nous plus intéressé•e• par les monts et merveilles promis par notre marabout ou par comment cette offrande va améliorer leur conditions matérielles d’existence ? Ces questions nous concernent toutes et tous et devraient nous empêcher de dormir.
Ndèye Dieumb Tall est étudiante en sociologie et sciences sociales.
[1] Quartier populaire de Dakar.
[2] Quartier résidentiel historique de Dakar.
[3] Surface de la ville de Dakar.
[4] Taalibés fugueurs, souvent accusés d’être des voyous ou d’abuser de substances illicites.
[5] Quatre communes françaises sous colonisation française: Gorée, Dakar, Rufisque, Saint-Louis.
[6] Le coin de rue.
[7] La route.
[8] La porte de la maison.
[9] Beau quartier résidentiel de Dakar. Relativement récent, c’est un des centres de la vie nocturne dakaroise.
[10] Karim Wade, ancien ministre et fils d’Abdoulaye Wade, troisième président de la République du Sénégal de 2000 à 2012.
[11] Franc de la Communauté Financière Africaine, anciennement Franc des Colonies Françaises Africaines.
[12] Hôtel 5 étoiles sur la Corniche Ouest.
[13] Teranga sénégalaise = hospitalité sénégalaise.
[14] Une baguette de pain.
[15] Ethnie du Sénégal stéréotypé pour leur amour du pain. Léopold Sedar Senghor, premier président de la République du Sénégal, académicien, membre de la Négritude est sérère.
[16] Enfants mendiant, confiés à des serignes (guides religieux traditionnels) par des familles généralement démunies.
[17] Communément appelés Diallo, du fait de la prédominance des primeurs d’origine fulani, notamment venant de la Guinée.
[18] Quartier résidentiel de Dakar.
[19] ibid.
[20] Quartier résidentiel de Dakar.
[21] ibid.
[22] Charrettes.
[23] Quartier populaire de Dakar.
[24] Marque de bouteille d’eau au Sénégal,