LE FABULEUX POTENTIEL DES INDUSTRIES CREATIVES
Tous les jeudis, désormais, « Le Témoin » publiera une page « Economie » soit sous forme d’analyses ou de commentaires sur l’actualité économique, ou alors d’interviews d’acteurs du monde de l’économie voire de dossiers thématiques
Tous les jeudis, désormais, « Le Témoin » publiera une page « Economie » soit sous forme d’analyses ou de commentaires sur l’actualité économique, ou alors d’interviews d’acteurs du monde de l’économie voire de dossiers thématiques. Ancien cadre de banque, ex-président du conseil d’administration de la Sones pendant plus d’une décennie, consultant international, notre compatriote Abdoul Aly Kane animera cette page dont nous souhaitons qu’elle occupe une place centrale dans ce journal. Le premier papier porte sur les industries créatives.
L’économie créative est devenue un enjeu premier pour le développement
Cette assertion est indéniable si l’on jette un regard sur les choix de pays dits émergents comme la Chine, l’Inde, l’Indonésie, le Brésil, le Nigéria, le Cap Vert, le Rwanda, d’investir massivement dans les industries créatives. Le design et les arts visuels figurent parmi les secteurs les plus performants, la mode, la décoration d’intérieur et les bijoux représentant 54 % des exportations de produits créatifs dans les économies développées. Les principaux facteurs de production de l’économie créative sont essentiellement la créativité et le capital immatériel (intellectuel, l’innovation), et non la dotation en facteurs de production physiques qui demande une longue accumulation primitive. Cela rend le secteur attractif pour une population dans un pays comme le nôtre dont l’âge médian est de 19 ans. La capacité à innover, à créer des concepts et à produire des idées est le principal avantage compétitif à détenir. Cette approche de la culture par son aspect innovant, créatif et marchand commence à faire son chemin en Afrique. En Afrique, le Maroc, l’Egypte, le Rwanda et le Cap Vert, le Nigéria et le Rwanda s’engagent fortement dans la promotion d’un secteur identifié comme porteur de croissance, celui des industries créatives. Le gouvernement rwandais a d’ailleurs fait de ces industries créatives et culturelles un élément clé de sa stratégie économique. L’industrie du cinéma du Nigéria, Nollywood, « pèse » entre 500 et 800 millions de dollars par an et constitue à ce titre la troisième industrie cinématographique du monde en termes de production de films. Au niveau financier, Afreximbank annonce la création d’un fonds de soutien à l’industrie créative de 500 millions de dollars (250 milliards de francs CFA) pour soutenir la production et le commerce des produits culturels et créatifs africains au cours des deux prochaines années.
Au Sénégal, la notion globalisante de culture reste encore privilégiée par rapport au concept plus « marchand » d’économie ou d’industrie créative.
La part de notre pays dans ce secteur est encore très faible, alors que nos talents créatifs sont reconnus dans le monde entier. La compétition étant basée sur la connaissance et le savoir, il est préférable pour nous de nous accrocher à ce train — celui de la connaissance et du savoir dont font partie les industries créatives — plutôt que de miser sur les schémas de décollage économique basés sur l’agriculture. Pour ce faire, un changement de mentalités s’impose. Au Sénégal, l’entendement populaire de la culture renvoie généralement à la lutte, aux danses folkloriques etc. Or, l’art ne doit plus être considéré sous son seul aspect d’expression du patrimoine culturel, ni comme le refuge de jeunes n’ayant pas réussi leurs études. Nous évoquerons ici quelques domaines d’activité porteurs :
La musique
Au total, les ventes de musique dans le monde ont atteint en 2018, 19,1 milliards de dollars (17,05 milliards d’euros, soient 11.184 milliards de Fcfa).
Le marché est énorme et à la portée des musiciens africains, dont certains Sénégalais comme Youssou NDOUR, Cheikh LO, le BAOBAB Orchestra, Ismaila LO, Baba MAAL, Wasis DIOP, TOURE KOUNDA, OMAR PENE, feu Doudou NDIAYE ROSE surnommé le mathématicien des rythmes, DIDIER AWADI, DAARA J, les jeunes rappeurs, qui sont reconnus et appréciés pour leurs talents.
Il s’agit dès lors pour l’Etat de bâtir une stratégie d’organisation d’évènementiels en interne et de pénétration du marché international pour tirer profit de ce fabuleux marché.
L’organisation de festivals est un moyen performant de booster l’industrie musicale et la carrière de nos musiciens avec un effet d’entraînement sur le secteur du tourisme.
Prenons, à titre d’exemple, le FESTIVAL DE JAZZ DE MONTREUX.
Ce sont des dizaines de concerts, 250 000 visiteurs en 16 jours de festival, et près de 60 MILLIONS DE FRANCS suisses de retombées économiques, près de 36 Milliards de FCFA soit plus que le budget annuel du ministère de la Culture ici au Sénégal. L’événement, qui génère 55.000 nuitées dans la région de Montreux, permet aux hôteliers de réaliser 15 à 20 % de leur chiffre d’affaires annuel.
Ce sont des dizaines de concerts, 250 000 visiteurs en 16 jours de festival, et près de 60 MILLIONS DE FRANCS suisses de retombées économiques, près de 36 Milliards de FCFA soit plus que le budget annuel du ministère de la Culture ici au Sénégal. L’événement, qui génère 55.000 nuitées dans la région de Montreux, permet aux hôteliers de réaliser 15 à 20 % de leur chiffre d’affaires annuel.
LE FESTIVAL MAWAZINE RYTHMES DU MONDE DU MAROC
Dix-huit ans après sa création en 2001, Mawazine – Rythmes du Monde a acquis un statut à part entière : celui d’un festival marocain dont la fréquentation et l’audience rivalisent avec les plus grandes manifestations culturelles mondiales. Avec plus de 1300 artistes et environ 120 spectacles répartis sur 6 sites, le Festival accueille tous les ans des artistes de renom. Du point de vue des autorités marocaines, Mawazine porte non seulement le modèle culturel marocain à l’étranger, mais encore diffuse les valeurs du Royaume : la tolérance, l’ouverture, le partage, l’échange et la diversité. Depuis sa création, le festival a développé une filière de professions liées à l’activité des festivals en privilégiant une collaboration rapprochée avec des prestataires locaux et en embauchant des personnes expérimentées dans leur domaine.
Empruntant le même chemin, l’Arabie Saoudite a accueilli un festival «MDL Beast» de musique électronique en décembre 2019.
La promotion de la musique passe d’abord par la formation de bons musiciens
Nous devons nous inspirer des expériences hors de nos frontières et nous aligner sur les standards mondiaux par la création d’institutions dédiées à la musique pour former ou compléter la formation de musiciens maîtrisant les instruments de la musique du monde et impulser leurs capacités créatives. L’exemple des Universités américaines de musique est inspirant à ce propos.
La mode est un secteur important de l’économie créative.
. C’est l’une des plus puissantes industries du monde, avec 1 500 milliards de dollars de chiffre d’affaires ; elle représente 6 % de la consommation mondiale et est en croissance constante.
Le secteur de l’habillement en France totalisait un chiffre d’affaires de 28 milliards d’euros en 2017, soit près de 18.000 milliards de FCFA.
Le Sénégal recèle de nombreux talents au génie créateur reconnu en Europe et aux Etats Unis, qui se sont fait connaître par leurs propres efforts ou grâce à des mécènes.
Le niveau de créativité, de modernité et de professionnalisme de nos jeunes créateurs dotés de leur esthétique propre est une bouffée d’air frais insufflée dans une mode internationale essoufflée et en manque d’inspiration.
Les produits de nos « Fashion Designers » sont structurellement compétitifs, parce qu’«uniques» en terme de créativité et d’innovation. Ils intègrent dans leur art les techniques artisanales de leur cru qu’ils intègrent harmonieusement dans leurs créations résolument modernes.
Les stylistes sénégalais se sont fait connaître tout seuls à l’international grâce à la qualité et l’originalité de leurs créations et leur maîtrise des techniques modernes de production et de diffusion d’images et d’utilisation des réseaux sociaux. Des artistes de niveau mondial les soutiennent en portant leurs créations.
La Star américaine Beyoncé porte tant dans ses shows qu’en ville des vêtements de jeunes créateurs africains, dont deux de notre pays.
Beyoncé habillée en Tongoro (Sara Diouf)
A ce stade de leur développement, nos créateurs ont besoin d’accompagnement institutionnel, technique, organisationnel et financier pour prendre des parts de marché significatives à l’international. Pour jeter les bases d’une industrie de la mode solide, le secteur doit être doté *d’écoles supérieures de mode pour permettre à nos stylistes d’apprendre ou mettre à jour leurs connaissances des matières et accessoires, des exigences de standard de production, *d’un centre manufacturier local à leur disposition regroupant nos milliers de jeunes tailleurs formés à ces standards, *d’accès au marché, de facilitation du transport de leurs produits vers ces marchés. Il doit aussi bénéficier *d’organisation de « fashion shows » dans les lieux de déplacements en visite officielles de nos Ministres et Directeurs, *d’institutions financières spécialisées dévolues au secteur « textile/stylisme/confection » avec à leur tête des spécialistes et non des généralistes pour le renforcement des capacités de production et l’accès aux marchés. Last but not least, il faudra des agents de relations presse établis dans les pays dont les marchés sont porteurs.
Pour mettre en œuvre tout cela, il faudra avant tout une vision et une volonté politique. Commençons d’abord par valoriser par nous-mêmes les produits de nos créateurs en interne et à l’extérieur par le biais de nos représentants consulaires et officiels en mission. Le port des chemises PATHéO par Laurent GBAGBO et Nelson Mandela a été d’une grande importance pour la promotion de ce grand talent d’Afrique à l’international.
Pour ce qui concerne le cinéma, le Nigéria est la troisième puissance cinématographique au monde en nombre de films produits par an. Ce pays produit chaque année 2 000 films vidéos, pour un coût d’environ 20 millions d’euros, et un public de près de 150 millions de spectateurs. Au Sénégal, après une longue période d’hibernation qui avait débuté durant les années 80 du fait d’une politique d’ajustement structurel ayant entraîné la fermeture d’entreprises publiques de production et de distribution de films, notre cinéma renoue progressivement avec le succès international grâce aux talentueux jeunes cinéastes qui font la fierté de notre pays à l’international, tels Mati DIOP et Alain Gomis, derrière lesquels d’autres talents se manifestent dans le court métrage et la réalité virtuelle.
Toutefois, l’arbre ne doit pas cacher la forêt car il reste beaucoup à faire pour l’émergence d’un cinéma national fort et prospère. Les besoins du cinéma sénégalais sont connus : il s’agit de besoins en *formation pour la création et l’écriture, de besoins de *financement pour la production, de besoins en *métiers du cinéma non couverts (chef décorateur, costumiers, maquilleurs, scénaristes, monteurs, ingénieurs du son, de besoins en *salles de distribution dans un contexte où le public potentiel s’est habitué aux images et films numériques sur smartphones, ordinateurs télévision, de besoins en formation en* langues tout court pour permettre aux artistes de communiquer sur leurs œuvres) et en *informatique.
Les besoins concernent aussi les *entreprises de location de matériel cinématographique (caméra, sons et lumières, set design). Des appels sont lancés aux Etats, à la BAD et à la Banque mondiale et au secteur privé pour aider à bâtir la stratégie, et mettre en place les ressources financières pour la couverture de ces besoins.
En définitive, l’industrie culturelle est à bâtir.
Elle passe par la réhabilitation du département ministériel s’occupant des artistes. Dans l’entendement collectif, le ministère de la Culture apparaît comme une sorte de purgatoire pour ministres en déchéance ou un lieu d’apprentissage pour les ministres débutants. Il est important, symbolique et pédagogique de passer du Ministère de la Culture au Ministère de l’Economie créative pour mettre en relief le caractère marchand des produits culturels et le rôle potentiel de l’industrie culturelle dans notre développement économique. A jeudi prochain, Inshaallah !