AU-DELÀ DU DÉBAT SUR LES VIOLENCES SCOLAIRES, L’IMPÉRATIF DE REFONDER L’ÉCOLE AU SÉNÉGAL
EXCLUSIF SENEPLUS - Face aux nouvelles figures de la réussite sociale incarnées par les lutteurs, les politiciens, les chanteurs et les émigrés, l’école sénégalaise n’a plus de référent qui constituait sa suprématie identitaire comme productrice d’élites
Mon regard sur la récurrence des actes de violence dans nos établissements vise à relier la fabrique de la violence à l’école à l’analyse de la désintégration des instances de socialisation comme facteur de délinquance juvénile. Il rétablit les conséquences de la crise des sociabilités qui fonde la recrudescence de la violence à l’école. C’est ce type de raisonnements qui balise l’espace des analyses de la crise actuelle de l’école. Il s’agit d’une part de mettre en relief la fin de l’interdépendance des objectifs pédagogiques et des objectifs éducatifs dans le processus de formation et de pointer d’autre part, la crise du lien social dans les différents paliers de socialisation, dont l’espace familial, rattrapé par ses propres défaillances. Frappé par la précarité et déstructuré par des crises endogènes, l’espace familial de socialisation primaire a perdu sa fonction intégrative. Il est alors pertinent d’établir une signification entre dissociation familiale, atténuation du contrôle de la famille (avec l’émergence des réseaux sociaux), indiscipline et violence à l’école. L’école n’est pas un sanctuaire, un lieu coupé de la société, elle en est le microcosme. Il ne s’agit pas donc d’appréhender la question de la production de violences à l’école comme relevant uniquement des facteurs endogènes, mais bien au contraire de l’inscrire, comme le soutient Debarbieux, dans « une approche interactive qui fait système ».
Désintégration des instances de socialisation et creuset scolaire brisé : les sources de la délinquance juvénile
Pourquoi les élèves sont devenus violents dans nos établissements scolaires ? Du point de vue de l’analyse sociologique, on ne peut répondre à la question que par le détour d’une autre question : pourquoi la violence est devenue au Sénégal un phénomène sociétal ? Dans un de mes articles publiés, je signalais que l’analyse sociologique et historique de la société sénégalaise montre que la violence a ses bases dans une société fortement configurée par la culture de la violence à travers ses différents ressorts et formes d’action. Elle est une donnée structurelle dans un univers de vie confronté à la crise des sociabilités et à la défaillance de ces instances de socialisation et de reproduction sociale. La violence à l’école, la violence politique et la violence dans la rue au quotidien relèvent toutes de la même source matricielle que sont le délitement des liens sociaux et son corollaire, la crise des valeurs et du religieux. C’est pourquoi la récurrence des actes de violence dans nos établissements doit être comprise comme la conséquence de la crise des sociabilités due à la désintégration des instances de socialisation, en premier lieu l’instance de socialisation de base qu’est la famille.
Les facteurs explicatifs de la crise systémique sont à la fois endogènes à l’école dans sa situation fonctionnelle comme institution, mais ils sont allogènes à la crise de sociabilité à laquelle se trouve confrontée la société sénégalaise. C’est au niveau de la crise du lien social qu’il faut situer la crise des sociabilités qui a fini par perdre l’école. Elle est la matrice fondatrice de toutes les dérives constatées dans la construction d’un modèle comportemental positif dans nos établissements scolaires. La crise du lien social est synonyme de ce que les sociologues appellent la mort du social dans les évolutions sociétales actuelles. Elle est une crise des valeurs, une crise des modèles, des institutions, du politique, de la gouvernance, du religieux, dont les lieux de manifestations renvoient aux différents registres existentiels qui structurent l’espace de vie du sénégalais. Elle est aussi une crise de socialisation, une crise des âges et des attentes, en termes de rôle et de statut. Elle est enfin une crise des symboles et des espaces de vie que sont la famille, l’école, le quartier, la rue et les lieux de travail, bref les lieux de rencontres où s’impose le devoir de civilité.
L’école qui se donne à analyser est à l’image du miroir brisé, elle est celle des crises de sociabilités dans des univers familiaux, déconfigurés et aliénés par la perte des identités et des repères. La crise de l’école est une crise multiforme, les causes de défaillance du système éducatif sont nombreuses. De l’extraversion de ses curricula, en passant par la baisse de niveaux, toutes variables confondues - élèves, enseignants, administrateurs scolaires -, l’inadéquation de l’offre, aux crises endémiques ponctuées par des grèves cycliques, des violences récurrentes, notre système éducatif est confronté à une crise systémique. Il y a une autre crise qui rattrape l’école, c’est celle du référent qui dénie à l’école sa fonction d’intégration culturelle, du fait que l’école n’a plus le monopole de la transmission culturelle et des valeurs. Face aux nouvelles figures de la réussite sociale incarnées par les lutteurs, les politiciens, les chanteurs, les danseurs et les émigrés, l’école n’a plus de référent qui constituait sa suprématie identitaire comme productrice d’élites. Sa marginalité est consubstantielle au creuset scolaire brisé. Ce creuset scolaire brisé renvoie à la mort de l’intellectuel démiurge, au sens platonicien du terme, à la marginalisation de l’élite intellectuelle au profit de nouvelles élites incarnées par des figures politiques, maraboutiques, musicales, sportives (lutteurs, footballeurs) ou encore par les nouvelles stars d’une société qui tombe sous le charme de l’artificiel. Ces nouvelles figures de la réussite sociale ont relégué au second plan l’intellectuel. Tout se résume aujourd’hui à l’effondrement du système scolaire qui se traduit par la déviance des acteurs, l’inadéquation des contenus d’enseignement, les violences récurrentes, la chute de niveau, l’affaiblissement du prestige des enseignants, la crise d’autorité, la mise en concurrence de la culture scolaire et des cultures de masse (le symbolisme de la lutte, la musique, etc.). Aujourd’hui, on assiste au déclin de la fonction d’intégration culturelle du fait que l’école ne possède plus le monopole de la transmission culturelle et des valeurs. Elle est fortement concurrencée par les technologies de l’information et de la communication (télévision, internet, Facebook, réseaux sociaux, etc.) et les industries culturelles qui sont à l’origine de nouvelles stimulations culturelles porteuses de violence auxquelles sont exposés les élèves. Des recherches ont démontré que la prégnance des images violentes, véhiculées par les technologies de l’information (télévision, internet, Facebook, etc.), ont augmenté les facteurs de déviances et de violence à l’école.
Au demeurant, la déstabilisation de l’école s’explique par une crise multidimensionnelle, en rapport avec la crise du lien social. En soixante ans, l’école au Sénégal n’a pas réalisé le contrat de confiance avec ses acteurs, dans un contexte d’apprenance marqué par des échecs multiples. La massification qu’elle a subie, dans le bon sens comme dans le mauvais, en a fait un espace de rencontre de tous les enfants, venant des origines sociales diverses et formatés dans des habitus familiaux, pas forcément en phase avec l’habitus scolaire. Avec la massification, on a assisté à la violence d’un choc, celui d’un changement de paradigme sans que les nouveaux acteurs ne soient préparés à un changement de comportements, de modèles pédagogiques et de style managérial des établissements scolaires.
À propos de la violence à l’école, nous privilégions l’analyse qui met le focus sur les facteurs de cause. La violence scolaire se construit à l’école et en dehors. Plusieurs facteurs ressortent de l'explication que les théoriciens donnent de la violence en milieux scolaires. Nous mettons l’accent sur les déterminants objectifs de la violence à l'école qui se traduisent dans le paradigme transactionnel par les facteurs de risque, pour mieux comprendre la complexité de la violence scolaire comme fait sociologique et établir la dialectique qui la lie à la crise des sociabilités. Plutôt que de parler de causes, la littérature scientifique préfère parler de facteurs de risque qui, en se combinant, peuvent augmenter la probabilité de développement d’épisodes violents ou agressifs dans les espaces scolaires confrontés, de plus en plus, à une crise relationnelle entre élèves et enseignant. Rien n’est en soi cause de violence à l’école. Tout est question de combinaison de facteurs, de probabilité de comportements de déviance et de violence, chez l’apprenant, dans un contexte situé. Certes, la violence scolaire se fabrique dans la vie de certains établissements, car le champ scolaire fonctionne sur la base d’un équilibre qui, à tout moment, peut être rompu par un manque de communication, de dialogue, de transparence, de médiation, d’autorité, de cohérence, de rigueur dans le management des établissements. Mais, on retient aussi que la violence peut résulter de la distance sociale qui peut se produire dans les contextes relationnels de tensions et de conflits. Les acquis de la lutte syndicale a conduit à une erreur fatale, celle d’établir le critère de fonction de chef d’établissement à partir de l’ancienneté qui est loin d’être un critère efficient pour choisir un bon chef d’établissement, capable de gérer les crises et au mieux, de faire preuve de leadership situationnel qui anticipe sur les conflictualités. D’ailleurs, les erreurs de management dans nos établissements ont créé la distance entre administrés. Cette distance sociale vécue par les acteurs se traduit par la résistance, la réaction contre la ségrégation sociale et, au pire des cas, par le construit scolaire de la violence.
Daaréiser l’école par le référentiel de l’éducation à la tarbya
Il ne s’agit pas seulement de l’autorité de l’enseignant qui est remise en question, mais aussi celles des chefs d’établissement et de leurs chefs hiérarchiques. C’est toute la chaîne d’autorité qui est aujourd’hui fragilisée par une délinquance juvénile qui prend racine dans une société confrontée à une crise systémique. Dans cette situation : que faire ?
Il ne s’agit pas de changer seulement les programmes, mais de redéfinir les curricula, par la refondation de notre système éducatif. Dans un ouvrage collectif dirigé par le Professeur Jean Émile Charlier et auquel j’ai participé, j’ai un produit un chapitre où j’aborde cette question, en insistant sur ce que j’appelle faut-il « daaraéiser » l’école au même titre que la modernisation des daaras. Le sens de mon propos s’explique par le fait que notre système éducatif est dans une situation intrinsèquement ambiguë, celle d’appartenir à un État laïque qui gouverne des populations profondément religieuses, assujetties à un islam soufi, sous-tendue par la philosophie de la tarbya. C’est pour cette raison que le système éducatif est pris dans un étau, entre quatre lignes de clivages adoptées par les familles dans le choix des stratégies de socialisation de leurs enfants. Pour rappel, ces lignes de clivage sont le choix de l’éducation formelle, l’option exclusive pour l’enseignement arabo-islamique, l’hybridation des parcours d’apprentissage par le transit plus ou moins long par le daara avant l’entrée dans le système formel, la socialisation par l’apprentissage de métier.
L’école postcoloniale n’a pas opéré les ruptures reproductrices de modèles éducatifs, suffisamment articulés pour réconcilier dans le contexte sénégalais la diversité de ces choix familiaux d’éducation. Le débat sur la refondation de notre système éducatif devrait avoir comme axe dominant la réconciliation des modèles, par la construction d’un paradigme scolaire qui s’inspire des fondements philosophiques, socioculturels, religieux, idéologiques et politiques de la société sénégalaise. En réalité, la question des savoirs enseignés à l’école renvoie, avant tout, aux valeurs, par rapport à un idéal philosophique suspendu à un modèle humain. Le choix éducatif n’est pas neutre ; toute éducation est, par essence normative, et la question du pourquoi il faut éduquer repose sur le modèle humain et la conception du monde qui déterminent les valeurs et les connaissances à enseigner pour les besoins de l’apprenance pour une génération. Sous ce rapport, les curricula et les programmes d’un système éducatif ne sont pas perçus comme des réalités neutres, ils sont plutôt considérés comme des produits socialement construits, pour des préoccupations avouées ou inavouées.
Le modèle de la tarbya dans les daaras serait une valeur ajoutée à notre système pour restaurer l’éthique au cœur des apprentissages. Dans le contexte du Sénégal, l’enseignement arabo-islamique, en particulier l’enseignement des daaras, reste un vecteur des codes socioculturels qui détermine la philosophie sous-jacente à l’éducation islamique adossée à un islam soufi, fortement déterminée par la tarbya dont la finalité est de préparer le jeune talibé à devenir un bon citoyen. La philosophie de la tarbya, qui sous-tend l’enseignement dans les daaras, à savoir la formation spirituelle et morale du disciple jeune, est non seulement une préparation à la formation religieuse, mais elle incorpore dans la conscience de l’enfant une éthique qui la prédispose à une bonne insertion sociale, à la modération, à la patience, au respect d’autrui, à l’endurance, au respect du permis et de l’interdit. Cette philosophie est présente dans l’enseignement chrétien, fortement accroché aux valeurs éthiques et de bienfaisance. La signification équivoque du concept de modernisation des daaras devrait donc conduire à poser l’impératif de daaraésier l’école formelle pour combler le vide éducationnel dans notre système qui se traduit par la défaillance socialisante de l’école.
La nécessité d’inscrire nos priorités, en matière d’éducation, dans les grandes lignes retenues par la communauté internationale devrait-elle faire fi de la prise en compte de nos spécificités nationales ? Faut-il s’oublier au nom de la mondialisation ou faut-il inventer une façon d’être avec les autres tout, en sauvant notre propre identité de la dilution dans un universalisme ambiant ? Une école axiologiquement neutre et vide, en termes de valeurs, peut-elle générer des comportements positifs et stables ? Voilà des interrogations qui nous interpellent dans le cadre de la refondation de notre système éducatif. La réponse à toutes ces questions est que le modèle d’homme à former et les contenus d’apprentissage ne peuvent se passer, en dépit de la mondialité culturelle, d’un projet de société, adossé à une identité existentielle propre qui définirait nos modes d’agir individuel et collectif. Il nous faut relier l’école à notre identité, sans tourner le dos aux nouvelles normativités qui agitent le monde. L’objectif étant de dépasser la vue dichotomiste, diffamante entre éducation formelle et éducation non formelle. Il faut arriver à une fusion salutaire des deux offres, dans une perspective qui réconcilie le substrat socioculturel de notre société aux exigences de la modernité et de l’épistémè scientifique et technologique véhiculées par les apprentissages à l’école. Le référentiel asiatique, porteur d’espoir et producteur d’efficience, s’offre à nous comme un paradigme qui inspire. Il peut être un étai dans la refondation de notre système d’éducation.
Amadou Sarr Diop est sociologue, directeur du laboratoire Groupe Interdisciplinaire de Recherche sur l’Éducation et les Savoirs (GIRES) Université Cheikh Anta Diop.