SEMBENE OUSMANE, L’ITINÉRAIRE D’UN AUTODIDACTE DEVENU ECRIVAIN ET CINEASTE À SUCCÈS
De la plume à la caméra, des docks de Marseille aux feux de la rampe
C’est à travers « Les bouts de bois de Dieu » que Sembène est connu par la plupart des jeunes Sénégalais puisque ce livre faisait partie des ouvrages recommandés aux élèves par les professeurs. Mais c’est surtout le cinéaste qui a attiré le regard du monde entier grâce à sa production d’une qualité originale qui lui a valu l’obtention de nombreux prix tant en Afrique qu’ailleurs. Après le Fespaco (Festival panafricain du cinéma de Ouagadougou) où le Sénégal a remporté de nombreux prix, Le Témoin a le plaisir de retracer pour ses lecteurs le parcours exceptionnel de cet autodidacte qui a conquis le monde du cinéma.
Ousmane Sembène était un écrivain prolifique, un producteur inspiré, un scénariste hors pair et un militant politique qui prônait une société égalitaire où l’éthique joue un rôle prépondérant. L’homme était un autodidacte, autrement dit, qui s’est formé tout seul.
Né à Ziguinchor le 1er janvier 1923 de parents lébous qui avaient émigré en Casamance, Sembène est envoyé à l’école dès ses huit ans. Mais il ne fait pas preuve d’une grande discipline. Il est exclu de l’école Escale et, pour le punir, son père l’éloigne de Ziguinchor pour le confier à son oncle maternel Abdourahmane Diop, qui était le directeur de la première école en langue française à Marsassoum en 1922. Son oncle, un homme très strict, lui fait suivre également l’école coranique ce qui calme un peu ses ardeurs. En 1936, il est envoyé à Dakar où il devait préparer son certificat d’études. Mais dans la capitale, son esprit rebelle reprend le dessus et il est, une nouvelle fois, exclu de l’école à cause d’une altercation avec son directeur qui avait entrepris de leur apprendre le… corse.
Commence alors pour le jeune Sembène une vie de bohême. Il devient tour à tour apprenti mécanicien puis maçon. Puis il commence à s’intéresser au cinéma lorsqu’il voit le film « Les dieux du stade » réalisé par un certain Leni Riefenstahl. Après la visite du général de Gaulle au Sénégal en février 1942, il est mobilisé par l’armée française. C’est là qu’il découvre les inégalités profondes entre soldats africains et français d’origine, ce qui provoque chez lui un sentiment de révolte et des velléités anticolonialistes. En 1946, il embarque clandestinement dans un bateau pour la France et se retrouve à Marseille où il exerce pendant 10 ans le métier de docker au port de la ville phocéenne. C’est en tant que docker qu’il devient syndicaliste et militant politique en adhérant à la CGT (Confédération générale des travailleurs) et au Parti communiste français. Il milite alors contre la guerre en Indochine et pour l’indépendance de l’Algérie. Il joue d’ailleurs comme figurant dans le film « Le Rendez-vous des quais », qui témoigne de la solidarité entre les indépendantistes indochinois et les dockers de la CGT.
Il est attiré par les lettres et fréquente assidûment les bibliothèques du Parti communiste et boit littéralement toutes les œuvres qui lui tombent sous la main tout en suivant des cours dispensés par les responsables communistes qui voulaient que leurs militants soient dotés d’une certaine instruction. C’est ainsi qu’en 1956, il publie son premier roman « Le Docker noir » qui relate son expérience dans le port de Marseille. Puis en 1957 il sort « Ô pays, mon beau peuple ». En 1960, paraît un nouveau roman, « Les Bouts de bois de Dieu », connu de tous les élèves des lycées et qui raconte l’histoire de la grève des cheminots du Dakar-Niger, la ligne de chemin de fer qui relie Dakar à Bamako en 1947-1948. L’histoire se déroule entre Dakar, Thiès, Kayes et Bamako où les cheminots africains voulaient avoir les mêmes droits que leurs collègues français. Une grève longue, socialement difficile pour les protagonistes et qui sera durement réprimée mais qui donnera des résultats. C’est en 1960, avec les indépendances, que Sembène revient au pays. Il entreprend plusieurs voyages notamment en Guinée, au Mali et au Congo et en revient avec une conscience plus aigüe de la nécessité pour les Africains de s’unir afin de lutter contre le néocolonialisme et de fonder des sociétés plus justes.
De la plume à la caméra !
Il commence à penser au cinéma pour atteindre les analphabètes encore très nombreux sur le continent mais surtout pour donner une autre image de l’Afrique car il voulait montrer la réalité du continent d’une autre manière, hors des sentiers battus qu’empruntaient les cinéastes européens.
Aussi se rend-t-il en 1961 à Moscou où il intègre une école de cinéma et il réalise son premier film, un court métrage intitulé « Borom sarett » (le charretier), suivi en 1964 par « Niaye » qui gagnera le Prix CIC du festival de court métrage de Tours et une mention spéciale au Festival international du film de Locarno. Ce film, qui est l’adaptation cinématographique de son livre « Véhi Ciossane » (Blanche génèse) raconte l’histoire d’une famille noble de la région des Niayes qui se voit déshonorée après que le père ait commis l’inceste sur sa fille. En 1966 sort son premier long-métrage, qui est aussi le premier long métrage « négro-africain » du continent, intitulé « La Noire de… ». Il y retrace l’histoire d’une jeune Sénégalaise qui quitte son pays et sa famille pour se rendre en France travailler chez un couple qui l’humiliera et la traitera en esclave, la poussant jusqu’au suicide.
Considéré comme l’un de ses chefs d’œuvre et couronné par le Prix de la critique internationale au Festival de Venise, « Le Mandat » qui sort en 1968 est une comédie acerbe et satirique contre la nouvelle bourgeoisie sénégalaise apparue avec l’indépendance.
En 1969, Sembène est invité au premier Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (Fespaco) par les fondateurs de ce festival, dont il ne fait pas partie. En revanche, à partir de 1970, il prend un rôle très important dans le festival et participe à son envol. Jusqu’à sa mort il participera au Fespaco, tout en refusant de prendre part à la compétition proprement dite, afin de laisser émerger les jeunes cinéastes africains qui commençaient à produire des œuvres de qualité.
En 1979, son film « Ceddo » est interdit au Sénégal par le président Léopold Sédar Senghor qui justifie cette censure par une « faute » d’orthographe : le terme ceddo ne s’écrirait, selon Senghor, qu’avec un seul « d ». Le pouvoir sénégalais avait en fait à cœur de ne pas froisser les autorités religieuses, notamment musulmanes. Sembène relate la révolte à la fin du XVIIe siècle des Ceddos, vaillants guerriers traditionnels aux convictions animistes qui refusent de se convertir à l’Islam. Il attaque ainsi avec virulence les invasions conjointes du catholicisme et de l’Islam en Afrique de l’Ouest, leur rôle dans le délitement des structures sociales traditionnelles avec la complicité de certains membres de l’aristocratie locale.
En 1988, malgré le prix spécial du jury reçu au Festival de Venise, son film, « Camp de Thiaroye », est interdit de salle en France. Ce long-métrage est un hommage aux tirailleurs sénégalais et, surtout, une dénonciation d’un épisode accablant pour l’armée coloniale française en Afrique, qui se déroula à Thiaroye en 1944. Le film ne sera finalement diffusé en France que vers le milieu des années 1990. En 2000, avec « Faat Kiné », le cinéaste à la célèbre pipe commence un triptyque sur « l’héroïsme au quotidien », dont les deux premiers volets sont consacrés à la condition de la femme africaine (le troisième, « La Confrérie des Rats » était en préparation).
Le second, « Moolaadé » (2003), aborde de front le thème très sensible de l’excision. Le film relate l’histoire de quatre fillettes qui fuient l’excision et trouvent refuge auprès d’une femme, Collé Ardo (jouée par la Malienne Fatoumata Coulibaly), qui leur offre l’hospitalité (le « moolaadé ») malgré les pressions du village et de son mari. Sembène a récolté à cette occasion une nouvelle kyrielle de récompenses en 2004 : prix du meilleur film étranger décerné par la critique américaine, prix « Un certain regard » à Cannes, prix spécial du jury au festival international de Marrakech entre autres. Sembène revendiquait un cinéma militant et allait lui-même de village en village, parcourant l’Afrique, pour montrer ses films et transmettre son message. Malade depuis plusieurs mois, il meurt à l’âge de 84 ans à son domicile à Yoff le 9 juin 2007. Il est inhumé au cimetière musulman de Yoff.