«NOUS N’AVONS PAS ENCORE D’ARTISTE A LA DIMENSION DE ALPHA BLONDY»
Entretien avec Cheikh Amala Doucouré, reggaeman et animateur
Cheikh Amala Doucouré fut l’un des précurseurs de la musique reggae, sous nos cieux. Présentateur d’émissions radiophoniques et promoteur culturel, le reggaeman fait partie de ceux qui pensent que l’Afrique est l’avenir du monde. Sans langue de bois, il affirme que les musiciens sénégalais pourraient être au même niveau que les Alpha Blondy, Tiken Jah Fakoly et autres. Encore faudrait-il qu’ils aient le soutien nécessaire. Il animait la quatrième session du Salon journalistique Ndadje, une initiative du Goethe Institute, sur le thème : «Le message du reggae face aux défis actuels de la jeunesse africaine.»
Est-ce que le reggae est toujours une musique contestataire ?
Toujours. Ziggy Marley, le fils de Bob Marley, les fils de Peter Tosh, de Denis Brown, n’ont pas vécu les mêmes dures réalités que leurs pères, donc ça impacte forcément les expressions, mais ils défendent toujours les mêmes idéaux. Seulement, avec de la musique un peu moderne, parce qu’aujourd’- hui nous sommes dans l’ère du digital et la manière de composer, de jouer est différente, car il y a une présence massive des instruments comme l’ordinateur qui n’existait pas du temps de Bob et Burning Spear.
Comment voyez-vous le reggae au Sénégal, à l’heure actuelle ?
Il est à l’image de toutes les musiques du monde. Ces deux dernières années, on a vécu le coronavirus et, avec l’arrivée des téléchargements internet, YouTube, ça n’a pas facilité le travail des musiciens. La plupart des maisons de disque sont fermées parce que les gens n’achètent plus beaucoup maintenant. Ils téléchargent gratuitement et ça a forcément impacté le pouvoir d’achat des musiciens et des producteurs. Je ne sais pas encore combien de temps ça va durer, mais c’est à l’image de ce que l’on constate en Europe et en Amérique, où les consommateurs retournent aux sons analogiques, c’est-à-dire les cassettes et les 33 tours. On peut donc imaginer que dans très peu de temps, on va revenir à la vieille méthode, c’està-dire la musique avec les instruments, la musique avec le cœur et l’âme.
On est à quelques mois des élections locales, quel message aimeriez-vous lancer à la classe politique?
Je suis acteur culturel, animateur de radio. Je ne me suis pas trop impliqué dans le milieu politique, même si j’ai mon mot à dire en tant que citoyen. Il faut que les citoyens prennent leurs responsabilités, qu’ils votent en fonction de l’espoir, la confiance, la vision qu’ils ont envers ceux pour qui ils vont voter, mais ne pas se faire appâter par de beaux discours, des liasses de billets, pour quelque 72 heures, et après revenir au même discours de gémissement, de pleurnichement. Ça ne sert à rien. L’essentiel, c’est de rester sereins. La violence n’a pas droit de cité dans ce milieu. On fait la guerre aujourd’hui, demain on se réconcilie. Pourquoi ne pas rester en amitié, fraternité, et voter, faire la politique d’une manière très civilisée ?
Quel doit être le message du reggae face aux défis actuels de la jeunesse africaine ?
Le message du reggae reste toujours le même. Comme le dit Bob Marley, il faut que nous nous émancipions dans la tête, dans la mentalité. Il n’y pas de pays riches, il n y a pas de pays pauvres, il n’y a que des pays développés et des pays, excusez-moi du terme, «bordéliques», qui ne sont pas organisés. La preuve, les pays les plus développés, les plus avancés, la Corée, le Japon, n’ont pas de ressources, n’ont pas de richesses mais ils ont la technologie, l’imagination, le civisme. Ils ont travaillé, ont de grosses industries, de la discipline et ils se sont développés. Maintenant, au niveau des pays sous-développés comme les nôtres, il y a une indiscipline incroyable, un incivisme, de la paresse. Les gens veulent réussir tout de suite sans faire des efforts et ça ne marche pas. Combien de chansons Bob Marley a composé concernant la jeunesse africaine ? On se rappelle Africa Unite en 1978, où il dit : «Je vous demande, vous Africains installés sur le sol africain comme installés en dehors de l’Afrique, de vous unir pour le bien-être des Africains sur place, mais aussi pour le bien-être des Africains à l’étranger.» La musique reggae est une révolution mentale. Et tout ce qui est bon en Afrique est passé par le reggae. Même l’indépendance africaine. Les intellectuels ont failli à leur mission. Parce que le rôle d’un intellectuel, c’est de participer à l’éveil de conscience des masses. Mais ils fuient les responsabilités.
Quel doit être, selon vous, le message du reggae pour l’Afrique ?
Il y a un problème très important dans la mentalité. Marcus Garvey dit que si les Indiens ont regardé Dieu avec leurs lunettes d’Indiens, les Chinois avec leurs lunettes chinoises, les arabes avec leurs lunettes arabes, nous Africains, nous devons voir Dieu à travers nos lunettes africaines. Il faut créer une nouvelle image de Dieu qui nous appartiendra et ça, c’est la première révolution parce que les dogmes et les cultes ont été faits de telle sorte que, pour continuer la domination, on nous empêche d’y toucher. Mais, il a franchi la ligne rouge. Il dit que si Dieu est blanc, nous, nous allons créer notre Dieu noir. Et c’est là où il y a tout l’enjeu. Nous autres, on est indépendants mais l’acculturation culturelle et religieuse, vous savez combien ça nous coûte en termes de milliards ? Rien que le pèlerinage religieux en Arabie Saoudite, leur fait gagner six milliards d’euros par an. On dilapide les biens de l’Afrique, on appauvrit l’Afrique pour des pensées religieuses et on est les premiers à aller pleurer devant les télévisions. Mon Dieu ! Qu’est-ce que nous pouvons faire ? Révolutionner notre continent, révolutionner nos croyances pour que, tout ce que nous faisons comme efforts, nous apporte de quoi on va bénéficier. C’est ça la révolution du reggae. Et peu de gens peuvent parler de ça. Ce sont des sujets tabous et tant qu’on n’aura pas touché cette plaie avec nos doigts, on ne va bouger d’un iota. On va tourner en rond. Et ça, c’est la révolution du reggae. Le message du reggae c’est ça. Donc, il faut qu’on s’émancipe, il faut qu’on soit évolués et qu’on ait confiance en nous-mêmes. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à des défis, comme la plupart des pays du monde entier. Mais, celui qui procèdera à l’éveil culturel, à l’éveil des mentalités, fera partie de ceux qui vont résoudre les problèmes. Malheureusement et culturellement, depuis l’avènement de Senghor, le Sénégal est en décadence
Alpha Blondy, Tiken Jah Fakoly, entre autres, sont les porte-flambeau du reggae sur le continent. Mais pourquoi la relève tarde à se mettre en orbite ?
En Jamaïque, ils n’ont plus jamais eu des artistes comme Bob Marley, Denis Brown. Ils ont leurs enfants, mais les enfants ne peuvent pas faire comme leur papa. Au Sénégal, nous n’avons pas encore d’artiste à la dimension de Alpha Blondy. Il y a des réalités sociologiques au Sénégal, mais aussi il y a un manque de participation de l’Etat, des autorités publiques pour accompagner les artistes. On a un exemple en ce moment, Meta Dia, artiste chanteur sénégalais qui vit en New York et qui vient de sortir un nouvel album, est beaucoup accompagné, soutenu par les medias américains. Je crois que dans son pays d’origine le Sénégal, s’il bénéficie du soutien de la population et celui de l’Etat, il peut concurrencer ou bien avoir le même niveau que Alpha Blondy, Tiken Jah et Lucky Dube, parce qu’il a plein de talent.
Peut-on être reggaeaman sans fumer la marijuana ni porter des rastas ?
Oui bien sûr, moi je suis reggaeaman et voilà je ne fume pas (rire). On n’est pas obligés de fumer pour être reggaeman. On n’est pas obligés de faire des rastas. Rien que la musique, de bons vibes avec le bon son que tu aimes dans ton cœur. C’est un problème de «feeling ». Le son, la voix, l’instrument de la musique peut te donner la vibe.