SENGHOR
Si le poète s’abreuve à la source du terroir et exhale des voluptés toutes de rythmes, de couleurs, de sonorités et de formes, l’homme politique a structuré une démarche que ne renierait pas Machiavel
Quand Abdoulaye Ndiaga Sylla m’a demandé un éditorial sur Senghor l’occasion de son 90ème anniversaire, j’ai cru pouvoir m’en tirer en faisant, comme d’habitude. C’est-à-dire attendre d’être tiraillé, pris en tenaille entre le couperet du «deadline» et l’exigence de dégager une perspective à la fois pour l’événement et le traitement qui sera réservé par votre journal. En réalité, je ne faisais pas comme d’habitude. Je me dérobais tout simplement car, je ne savais pas –que dire, quoi dire sur Senghor- tant l’homme multidimensionnel est un nœud de contradiction. Au point qu’il devient insaisissable.
En effet, si le poète s’abreuve à la source du terroir et exhale des voluptés toutes de rythmes, de couleurs, de sonorités et de formes, l’homme politique a structuré une démarche que ne renierait pas Machiavel.
L’influence de la culture gréco-latine mâtinée un zeste d’orientalisme ou pêle-mêle s’entrelacent le Tigre et l’Euphrate, les oracles de Delphes et les Pangols du Sine, la Muse et Cerbère Paradoxes. J’éviterai de m’attarder sur l’homme d’Etat a mis un coup d’arrêt brutal au projet Diaiste d’une libération économique par une politique s’appuyant sur un communalisme inspiré de la civilisation agraire. Je me tairai sur celui qui, combattant d’une main la balkanisation de l’Afrique, a œuvré de tout son être pour arrimer le Sénégal au char de la France. Donné en civilisationnel sénégalais à la civilisation de l’Universel. Raté un certain rendez-vous du donner et du recevoir qui évoque, pour l’essentiel, l’alliance du cavalier et du cheval. Qu’avions-nous besoin de prouver à l’Occident, en particulier à la France que nous les nègres, n’étions nègre que par assimilation, c’est-à-dire par le pouvoir absorbant d’une célébration culturelle proche du Culte ? Exagération. Certes. Pour un adolescent pétri d’idéaux communautaires et piqué par le rêve d’un grand soir rendu pratiquement cauchemardesque par la furia d’un régime répressif à volonté, Senghor et l’Union progressiste sénégalaise (UPS) étaient voué aux gémonies. Des images.
La répression et l’interdiction du Parti africain de l’indépendance (PAI), l’éclatement de la Fédération du Mali, les fusillades des allées du Centenaire qui virent les forces de l’ordre de tirer sur la foule, tuant des manifestants, le quasi bannissement de certaines formation politiques et de leurs leaders dont le professeur Cheikh Anta Diop, la dure répression du mouvement social en 1968 et 1969, puis en 1971 et 1973 avec l’arrestation des animateurs de « Xarebi », organe de And Jëf, alors contraint comme le Pai et la Ligue démocratique, entre autres, à la clandestinité. L’agrégé en grammaire réglait parfois les querelles de l’homme politique avec les opposants Cheikh Anta Diop a été contraint de changer le titre du journal du Rassemblement national démocratique (RND) « Siggi » (relever la tête) contre « Taxaw (debout) parce que « Moussé » Léopold lui disputait la lettre « g » qu’il estimait être de trop. Sembène Ousmane, écrivain et cinéaste, mais surtout critique inspiré de la bourgeoisie bureaucratique et compradore et de l’obscurantisme, n’a pu montrer son film « Ceddo » à ses compatriotes qu’une fois le gardien du temple (sic) parti dans sa douce Normandie. Motif, le Ceddo de Sembène devait immoler un « d » sur l’autel de l’orthographe senghorienne. Trônant entre César et Démosthène, il a voulu bâtir Athènes, Rome et Persepolis alors que la jeunesse réclamait Sapartes et Dèkheulé, illuminée par les leurres des soviets et bruissant de la cadence des gardes rouges. Le socialiste qui a voulu tout encadrer, intimant à l’Etat un rôle pionnier de bâtisseur et de promoteur n’a pu empêcher de naufrage d’une économie de traite, servie par la logique des comptoirs (post) coloniaux.
Le malaise paysan et le saupoudrage, aux pesticides des agriculteurs agressés à la fois par la sécheresse et l’Oncad (Organisme d’encadrement du monde rural : Ndr) pour leur refus de s’acquitter de l’impôt, autant de souvenirs que la mémoire collective a inscrit au passif des proches collaborateurs du président-poète qui n’a jamais pu tenir sa promesse de faire porte le prix au producteur d’arachides à 5000 f cfa la tonne (Barigot juni) Cependant, il faut être juste, rendre à Sédar, ce qui appartient à Senghor. L’image de ce vieux jeune homme, vêtu de kaki, le chef protégé d’un chapeau parcourant sous un soleil de plomb les campagnes sénégalaises est resté indélébile dans les mémoires Senghor affectionnait particulièrement les tournées économiques, ponctuées de mesures incitatives et de remises de dettes en faveur des paysans. Ce paysans qui, à deux reprises, sauront gré à ce fils du terroir, d’être des leurs, d’avoir une fibre paysanne. Contre Lamine Guèye l’urbain, le citoyen des quatre communes, à l’orée de l’indépendance. Contre le mouvement social et estudiantin ensuite, en mai 1968. Aujourd’hui encore, les hameaux les plus reculés du pays ont gardé en mémoire, la voix chantonnant du fils de Diogoye, le «traitant».
Mieux encore, ceux qui l’ont connu gardent le souvenir d’un mentor attentionné ayant eu, au moins, pour dessein de prendre sa société parla main, pour guider ses premiers pas vers des objectifs clairement définis. Il en est, au plan comportemental, de cette fixation sur l’esprit d’organisation et de méthode, sans lequel rien de grand et de durable ne se réalise, autant de cet encadrement de l’activité économique, à la limite de l’étouffement afin que les différences de revenus et de ressource ne dépassent jamais des indices à un chiffre. Dessein, identifié également que ces lois majeures sur le domaine national (1964), le Code de la femme, pardon de la famille (1972) et l’ouverture démocratique, avec l’étape des courants de pensée qui constituent toutes autant de challenges conscients pour une société en mouvement.
Mais, le père de «Leuk le lièvre» dont les roueries ont peuplé l’imaginaire des « enfants de l’indépendance » s’était-il mépris au point de n’avoir pas saisi le levier économique arrivé à la doctrine et à l’éthique mouride du travail ? Il est vrai que le catholique si cher au second khalif des Mourides Serigne Falilou Mbacké et à Thierno Seydou Nourou Tall, Khalife et famille d’El Hadj Oumar ne s’est pas rendu compte de la parenté doctrinale entre les préceptes de Bamba et les prémisses de Calvin (cf l’éthique protestante du Capitalisme). Sans doute, aurions-nous, tel Prométhée, volé le feu, à l’instar des Japonais et autres dragons, Asie dont certains n’étaient à l’époque-guère mieux lotis que nous. Mais, puisque sous le régime du Parti-unifié pas unique-l’Union progressiste sénégalais, ni Aline Jaata Sitoé, ni Lamine Senghor, encore moins les femmes de Nder n’avaient droit de cité, le terreau culturel, comme le ferment spirituel, rampes de lancement de toute économie, souffriront de relégation sous les coups de boutoir de l’élite senghorrienne.
Paradoxes toujours. C’est pourtant ce même Senghor qui a fait de Mme Caroline Diop, la première femme député et ministre d’un gouvernement d’Afrique de l’Ouest. Ses rapports avec la presse étaient plus ou moins ambigus. Pendant la période où les libertés étaient sous haute surveillance et les partis d’opposition en hibernation légale, les titres de la presse politique faisaient fureur.
Seuls les journaux «Promotion» et « Le politicien » tenaient le haut du pavé de la presse indépendante de l’époque, à côté du mensuel « Africa international ». Si le poète-président préférait s’adresser directement à ses compatriotes à travers des allocutions radiotélévisées, la presse étrangère avait ses faveurs. Senghor n’hésitait pas non plus à sévir contre certains patrons de la presse privée. Ce fut le cas quand il a envoyé Mame Less Dia, fondateur du premier hebdomadaire satirique africain et Boubacar Diop, Directeur de « Promotion », en prison. Sans parler du code de la presse adoptée en 1979, véritable corset que le pouvoir utilisera au besoin, couplé des dispositions inique du code de procédure pénale. Autres images. Le peloton d’exécution pour Abdou Ndaffkhé Faye et Moustapha Lô. Le premier accusé du meurtre du député Demba Diop.
Le second, de tentative d’assassinat sur la personne du président Senghor. Justice sévère, mais justice quand même, comme il en a été convenu, dans le discours officiel, pour justifier le verdict de 1962 contre le président Mamadou Dia et ses amis. Ce ne sera pas l’un des moindres paradoxes que vivra le « président-poète-humaniste », chantre de la Négritude et apôtre de la Civilisation de l’Universel qui se retrouvera contraint de publier un livre blanc-qu’il n’aimera certainement pas voir figurer dans une bibliothèque-sur la mort, en détention, d’Omar Blondin Diop, intellectuel révolutionnaire qui, à bien des égards, se présentait en antithèse de Senghor. Il n’empêche ! Nombre de ses opposants, surtout parmi les intellectuels iront-non pas à Canossa, mais à rebrousse-poil de leur propre critique. L’académicien, premier chef d’Etat démissionnaire de son propre gré ( ?!) aura tôt fait de détourner le regard impertinent de ceux qui, entre Lagos et Alger, avaient eu l’outrecuidance de chercher à effacer le 1er festival mondial des arts nègres (indigènes et diaspora).
Evacuée la critique «cryptopersonnelle» d’un Soyinka revenu à de meilleurs sentiments. Le tigre pourra désormais crier à tue-tête sa tigritude, et même esquiver sa proie. Paradoxe encore. Senghor rassasié par tout ce festin, semble se détacher de plus en plus de ces joutes. Il ne professe plus. Il ne revendique plus. Il observe, constate et se fait à son « ce que je crois » qu’il redevient ce qu’il a peut-être toujours rêvé et qui s’offre à lui au moment même où les ténèbres planent sur sa mémoire et que son Ebène de corps subit les assauts du temps et de l’espace, un honnête homme, un citoyen du monde. C’est ce Senghor là que j’ai approché. Cette première rencontre avec Senghor, simple, courtoise, agréable, fit naître en moi un regret. Que ne l’ai-je rencontré plus tôt ? Quelle stature, quelle exquise personnalité ! Ondoyante, certes, mais rassurante. Un confort. Une heure et demi avec cet homme, passionné, curieux du monde, éblouissant de vivacité, mais aussi capable d’humour et d’espièglerie. Précis comme un métronome sur l’horaire de ses audiences, généreusement abstrait dans la déclinaison de ses thèmes favoris qui ont rythmé l’élan du poète et innervé les réflexions du penseur. Je me rappelle, un jour, il nous fit de grandes déclarations en nous présentant les tableaux ornant le vestibule de sa villa. Et Senghor avocat de l’Eurafrique, conservateur de cette trinité-oh pardon de la trilogie des peuples souffrants-juifs, arabes et nègres-nous fit découvrir une facette de sa personnalité, que nous étions loin de soupçonner. Un matin de décembre.
Devant lancer le 1er numéro de « Sud Hebdo », en cette veillée préélectorale de l’après hivernage 1987, nous étions à la recherche d’un sujet accrocheur, un sujet de lancement. Sept ans plus tôt, en janvier 1981, Senghor avait lâché la bride et passé la main à son Premier ministre Abdou Diouf qui, après avoir achevé le mandat du démissionnaire, affrontera, pour la première fois, les électeurs en 1983. Les élections mouvementées de février 1988 pointaient à l’horizon. C’est à quelques encablures de ce rendez-vous avec l’histoire se faisant, que Senghor nous reçut, mon collègue Ibrahima Baaxum et moi, en sa résidence dakaroise baptisée par quelque esprit chahuteur, « les dents de la mer », évocation du haut du mur de la villa, conçue en dents de scie, face à l’océan, le film « jaws » ou (« les dents de la mer ») était passé par là, et l’imagination (de Senghor ?) a fait le reste. Alors qu’il s’extasiait devant ses tableaux et se pâmait des délices de l’Amérique et de ses musées, de son dynamisme et du «melting-pot», sitôt ses hôtes américains partis, fascinés et conquis, Senghor me fit un clin d’œil complice et lâcha, d’un ton enjoué «Tu sais Babacar, il m’a bien fallu sortir le grand jeu car ils (les occidentaux : Ndlr) nous prennent tous pour des sauvages ». Mon collègue Pape Ndoye, qui officiait ce jour comme photographe faillit s’étrangler ; tellement cette sortie de Senghor était inattendue. Alors, faut-il aujourd’hui brûler ce qu’on a adoré hier ou faut-il adorer aujourd’hui ce qu’on a brûlé naguère ? La célébration du 90ème anniversaire de Léopold Sédar Senghor, l’enfant de Joal, le retraité de Verson, pose de manière ciselée la dialectique, de l’osmose. Des influences réciproques. Positives comme négatives. Cela, c’est aussi Senghor. Du moins, croyons-nous.
Texte paru pour la première fois en 2001