QUAND SENGHOR DÉCOUVRAIT PARIS ET SES ÉLITES
L'ancien président mort il y a 20 ansfut-il un pont entre deux cultures ou un cheval de Troie ? Revenir aux racines intellectuelles de celui qui co-fonda la négritude, c'est éclairer le contexte d'une cristallisation du côté de la pensée
Senghor, mort il y a 20 ans, fut-il un pont entre deux cultures ou un cheval de Troie ? Revenir aux racines intellectuelles de celui qui co-fonda la négritude, c'est éclairer le contexte d'une cristallisation du côté de la pensée, et aussi une façon de se vivre Noir, à Paris, entre deux guerres.
Voilà vingt ans que Léopold Sédar Senghor est mort. Juste avant Noël, en 2001, et à Verson, en Normandie, c’est-à-dire plus près des bords de Loire, que de Dakar ou du delta du fleuve Saloum, sa région natale. Etudiant, c’est à ces châteaux de l’histoire de France, découverts en randonnant à vélo avec un autre étudiant, Indochinois celui-là, qu’il avait consacré son tout premier périple hexagonal, soixante-dix ans plus tôt. Boursier sénégalais dans la capitale d’un empire colonial sur le tard qui se prenait de passion pour l’exotisme, “les arts nègres”, le jazz et Joséphine Baker (arrivée des Etats-Unis trois ans auparavant dans le casting de la Revue nègre), Senghor avait débarqué à Paris en 1928. Il avait 22 ans. A l’époque, le Sénégal, où il était né en 1906, était encore une colonie française d’Afrique de l’Ouest, où les Pères blancs souvent se chargeaient de l’instruction.
La trajectoire de Léopold Sédar Senghor croise cette présence-là, à la fois coloniale et évangélisatrice, ses préférences et ses hiérarchies. Elle modèlera considérablement son histoire même si, troquant un sacerdoce pour un autre en cours de route, il deviendra finalement agrégé de grammaire - et pas curé comme il l’avait d’abord imaginé. La culture classique, légitime et élitaire, incorporée une fois arrivé à Paris, se chargera du reste de la part majoritaire de celui qui était le tout premier des agrégés littéraires à se trouver né sur le sol africain. Même si, par ailleurs, c’est à Paris aussi, où gravitent et transitent des intellectuels qui seront décisifs dans son élaboration de la négritude, qu’il découvre encore une bibliothèque tout autre, qui l’irrigue à son tour. Toute son histoire sera celle d’une trajectoire en forme de passerelle entre les deux.
Fils d’un commerçant plutôt à l’aise dans la région atlantique de Mbour, il avait en effet été envoyé à l’école des Pères blancs en 1913. D’abord dans sa petite ville côtière, puis à la mission de la ville plus importante ; et au collège à Dakar, enfin, à 130 kilomètres de son lieu de naissance, qui l’accueille en élève particulièrement doué à la scolarité fulgurante. Avant l’école catholique, il racontera qu’il avait seulement connu “un milieu animiste à cent pour cent”. Devenu entre-temps l’un des piliers de la négritude puis le premier chef de l’Etat du Sénégal rendu indépendant en 1960, et auteur prolixe, Senghor a en effet souvent détaillé son itinéraire dans des livres. C’est cette trame qu’on peut suivre pour arpenter son histoire et décomposer une façon tempérée de s’acclimater entre deux pays, deux cultures, jusqu’à sa mort voilà deux décennies.
Passeur métis ou idiot utile ?
En fait, la trajectoire de Senghor fut un pont, bien plus souvent, que cette posture de rupture à quoi une image trop figée, et simpliste, de ce que fut la négritude, tendrait à le figer. D’ailleurs, à trop ménager Paris en devenant l’un des vecteurs de sa culture, et en même temps son avocat, ses adversaires lui reprocheront d’avoir exonéré le colonialisme, et parfois d’avoir carrément incarné le néo-colonialisme. Au point que ce sont souvent des Blancs qui en tressent les louanges... à l’heure où il s’agit aussi, désormais, de faire l’inventaire de cette histoire-là, pour les intellectuels ouest-africains issus des générations qui lui ont succédé. Car Senghor fut à la fois le premier chef d’Etat d’un grand pays d’Afrique de l’Ouest devenu indépendant en 1960 et, durant toute la deuxième moitié du XXe siècle, celui sur qui la France s’appuiera durablement pour prolonger son empreinte, une fois l’empire défait.
La vie de Senghor permet d’éclairer sa place. Et, en particulier, ses débuts, de son arrivée à Paris à la fin des années 1920 et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale - où il sera libéré après avoir été fait brièvement prisonnier. Car celui que les médias français aiment de longue date instituer en chantre de la fierté noire fut sans doute un homme de rupture. Une rupture qui fut littéraire, épistémologique. Mais assez peu, à vrai dire, une rupture avec le centre névralgique du monde colonial, ses lieux de pouvoir politique, culturel, et symbolique. Parce qu'il fut notamment un intellectuel qui arrimait d’abord le continent noir du côté des élans, des émotions, et même de la féminité - “Sa faiblesse, est d’être émotion, élan d’amour plus que volonté réfléchie. Comme la Femme”, écrit Senghor. Et, aussi, parce qu’il forgera et défendra une “civilisation de l’universel” moins heurtée, ou frontale, que ce qu’on en a parfois retenu - aussi parce que Césaire, auquel il reste associé, était, lui, communiste et davantage révolté.
Premier académicien né sur le sol africain, il faut lire le discours - à la fois très long et très personnel - que lui offre en 1983 son ami Edgar Faure pour comprendre la place que Senghor occupe, à son élection à l’Académie française. Et depuis bien longtemps. Faure est celui qui avait fait de Senghor son secrétaire d’Etat, en 1955, sous la Quatrième République (“Le gouvernement qui se forme à la veille de la conférence de Bandoung ne va pas commettre la folie de ne pas faire appel à vous”, justifiera-t-il a posteriori, trente ans plus tard).