LA COSMOLOGIE ET LES FORMES DU VIVANT
EXCLUSIF SENEPLUS - En pleine vague contre la liberté de création littéraire, des résistants se sont retrouvés à travers Les Ateliers de la pensée de Dakar pour l'exploration de nouvelles pistes d’intérêt dans un univers du vivant devenu anxiogène
Voilà qui est inhabituel, dans un océan où l’obscurantisme et le fanatisme font des vagues contre la liberté de création littéraire et la liberté de la pensée, des résistants mondiaux de la pensée se sont retrouvés à Dakar pour explorer les nouvelles pistes d’intérêt dans un univers du vivant devenu anxiogène. Les Ateliers de la pensée de Dakar 2022 organisés à l’initiative des professeurs Achille Mbembe et Fewline Sarr entament une phase de maturation essentielle du 23 au 26 mars 2022. Le thème central de cette édition porte sur les cosmologies du lien et les formes du vivant. Elle regroupe à la fois l’intelligentsia de la diaspora africaine et les chercheurs du monde universitaire d’horizons divers dont le ciment reste la fécondation des intelligences du présent, du passé et du futur.
La cosmologie se définit selon Larousse comme la science qui étudie la structure, l’origine, et l’évolution de l’univers considérer dans son ensemble. Emmanuel Kant parle de cosmologie rationnelle comme un ensemble de problèmes métaphysiques concernant le monde et son origine. Au moment où l’humanité est assaillie par de nouveaux dysfonctionnement et apories sur le devenir humain avec le changement climatique, les migrations, les crises humanitaires, les guerres et le dépérissement des démocraties et des États contemporains sous le coup de la mondialisation sauvage, il est important de saluer cette initiative de Dakar, ville qui a accueilli le premier festival des arts nègres. Ce rappel historique et contextuel n’est pas fortuit d’autant plus avec les menaces multiformes qui pèsent sur l’humanité tout entière. Et nous assumons avec Karl Marx que l’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre, car à y regarder de plus près, il se trouver toujours que le problème lui-même ne se présente que lorsque les conditions matérielles pour le résoudre existent ou du moins sont en voie de devenir (contribution à la critique de l’économie politique Édition Giard et Brière, collection bibliothèque socialiste internationale, 1909).
Nous sommes en plein dans la réflexion sur la place de l’utopie dans notre univers de pensée, notamment dans la littérature, le champ politique, social et culturel. L’utopie qui pourrait être définie comme une construction imaginaire de notre société portée sur une vision du lien social, politique, culturel, économique. Certains peuvent céder à la tentation d’assimiler l’utopie à la fiction comme une construction de l’esprit fertile comme un récit de vie imagine qui porte la fertilité de la littérature. Ainsi la session des Ateliers qui nous intéresse ici portait sur la cosmopoétique des liens a réuni des écrivains et chercheurs de renommée mondiale pour les prix qu’ils ont pu glaner parmi lesquels les nouveaux prodiges du Goncourt 2021 Mbougar Sarr, Goncourt des lycéens 2018 David Diop, prix des cinq continents 2007, prix Ahmadou Kourouma 2018 Wilfried N’Sonde et le critique littéraire de la bio fiction Alexandre Gefen. Ils se sont tous accordés sur l’importance de la production d’une œuvre dans la construction des liens parmi les vivants.
La fiction au service d’une nouvelle alliance avec le vivant (Wilfried N’Sondé)
Wilfried N’Sondé à travers deux exemples de fiction et d’exploration du vivant a pu éclairer avec humour son expérience personnelle d’élève africain vivant dans un quartier difficile de Paris à qui on a demandé de décrire ses vacances. Élève difficile à l’âge de 9 ans contraint par défaut de moyens de prendre des vacances d’avoir un programme classique de vacances pour les fils d’immigrés, manger, dormir, jouer au foot et regarder la télévision ne pouvait pas faire une narration classique. Il s’est retrouvé obligé de puiser dans son imagination fertile pour raconter ses vacances en Inde sans n’y être jamais allé. Au final, élève moyen avant les vacances, il se retrouve avec la meilleure note de la classe ; adulé par sa maîtresse comme un des meilleurs élèves de la classe. Les liens avec l’enseignante et son rapport aux autres élèves de sa classe à travers ce récit ont transformé son vécu d’apprenant de fils d’immigrés africains.
Le deuxième exemple pour illustrer le rôle central du lien avec la littérature, c’est sa participation à une exploration océanographique sur le plancton, une aventure dont la fonction du plancton définie par Victor Hensen biologiste allemand (1887) comme un groupe polyphylétique d’organismes généralement unicellulaires vivants dans les eaux douces, saumâtres et salées. Il est aussi la principale nourriture des baleines à fanons et des coquillages. Ainsi, 98% du volume de l’hydrosphère est planctonique. Tout ceci pour dire que l’écologie animale élargit la base de l’analyse du vivant et des liens avec l’humain et le fonctionnement des océans. La spiritualité, l’harmonie et la beauté de l’univers ressemblent à une symphonie qui si elle est mal assurée, produit des dérèglements systémiques. Il affirme que les physiciens se sont accordés pour dire qu’ils ne comprennent de 4,8% de ce qui existe, mais ne peuvent pas appréhender les 95,2% de connaissances qui restent. Cette exploration océanographique lui a permis de comprendre le rôle de la fiction dans la dynamique de la littérature moderne. L’harmonie du vivant suppose une coexistence pacifique entre tous les vecteurs du vivant évoluant dans des milliards de planètes. Rien n’est parfait : mais tout se tient, s’étaye, s’entrecroise, disait Anatole France. Le monde dans lequel nous évoluons est un monde de connexion et d’interdépendance pour une écologie positive. La Covid-19 est une parfaite illustration que nous devons ensemble préserver le vivant dans toutes ses composantes.
Réflexions sur la rhétorique du lien en littérature (David Diop)
« Il faut que tout le monde vive » - proverbe wolof des pécheurs sénégalais pour la préservation des produits halieutiques et leur environnement repris par Michel Adanson qui donne du sens aux pratiques traditionnelles soucieuses de l’écologie.
Avec à son actif les œuvres de haute portée littéraire (coups de pilon : poèmes, Frère d’âmes, la porte du voyage sans retour et rhétorique nègre du XVIIIe siècle : des récits de voyage à la littérature abolitionniste) et il a beaucoup travaillé sur les représentations. Il s’est agi pour le professeur de repérer les éléments d’une cosmopétique africaine archéologie dès dialogues. Cosmogonie de l’être et des liens à partir de l’expérience précoloniale de Michel Adanson naturaliste français 1727-août 1806 qui a exploré le Sénégal et débouché sur deux publications, dont l’Histoire naturelle de Sénégal et Coquillage lors de son tire de son séjour entre 1749 et 1753. Il avait été envoyé par les frères Jussieu officiers aux jardins du roi pour collecter les informations sur les plantes du Sénégal. Il a aussi produit un dictionnaire français wolof. Son érudition et son ancrage dans la société sénégalaise ont émerveillé le jeune professeur qui a voulu faire découvrir les cahiers secrets de Michel Adanson. Dans le récit du voyage de Adanson, il y a aussi la vie de sa compagne sénégalaise Marame. Ainsi le récit sur Marame fait du naturaliste français un écrivain avec un registre savant. David Diop à partir de la collecte des informations sur les publications et le vécu du naturaliste dans la période précoloniale pour en faire un personnage d’un roman sous forme de fiction. La motivation de l’écrivain, c’est le besoin de transmettre la question de l’éternel humain amour, la mort et amitié. Enseigner la littérature c’est enseigner la vie.
Littérature et relation (Alexandre Gefen), Directeur de la recherche au CNRS
Alexandre Gefen est un critique littéraire et chercheur universitaire qui s’est singularisé sur l’étude du genre de la fiction biographique (bio fiction ou exofiction).
L’artiste est souverain dans son propre monde et se construit à travers ses œuvres. L’écrivain est sur sa terre d’ivoire, contemplant l’univers qui s’offre à lui, le lecteur coupe la relation à l’œuvre à travers la réinterprétation pour ne pas dire la traduction. Modèle d’autonomie et d’intransitivité. Comment l’écrivain peut s’émanciper parce que sa parole le met à l’écart de la troupe ou du groupe. Peut-on parler de la souveraineté de la littérature. Nous assistons selon le chercheur à un tournant relationnel entre l’écrivain et la société à partir des années 80. La thématique du soin s’est imposée comme une donne pour faire de la littérature une forme de réparation face à l’individualisme néolibéral. Et la littérature devient ce qui va le relier avec les autres. Il s’agit de répondre aux besoins d’une société atomisée qui favorise le délitement des récits d’accompagnement. La littérature relationnelle dénonce l’illusion de l’individualisme au 20e siècle. Elle produit une réflexion sur les modes de soins. Faire attention aux vulnérabilités. De ce fait, nous assistons à une extension de la relation avec l’invisible.
L’Afrique doit refuser la logique de compartimentilisation de la vie occidentale. La condition sociale de l’écrivain accompagne les transformations. Sortie de soi à l’ère démocratique. Machine à la lutte contre l’indifférence. Réinventer les manières d’écrire. Se construire dans son rapport à soi. Construire des communautés de liens civiques démocratiques. Pensée de la relation. Ces relations sont problématiques avec les rapports de pouvoir. La littérature n’a pas le pouvoir de tout réparer.
Ce qui nous relie : sur l’idée d’une bibliothèque illimitée (Mbougar Sarr)
“Que le miel du paradis coule sur les fronts d’Achile et Fewline”. Une formule-choc du Goncourt 2021 pour apprécier l’initiative des Ateliers de la pensée loin des oripeaux de la pensée dogmatique et conventionnelle. Un beau prétexte pour faire une entrée dans la dérision et faire face au public des amoureux de la littérature pour la première fois depuis le Goncourt en terre natale. L’auteur de La plus secrète mémoire des hommes, prodige de la nouvelle littérature postcoloniale décomplexée et non sectaire, a introduit son propos sur les questionnements et postulats suivants :
- La lecture et le lecteur au centre de la littérature
- Pour qui écrivez-vous ?
- Pour qui lisons-nous ?
La lecture est une adresse pour les lecteurs du présent et de la postérité. Le temps de la lecture est immobile et circulatoire.
Jaques Ranciere dans son livre Maitre ignorant parle de la théorie excentrique et le destin singulier de Joseph Jacotot qui postulait qu’un ignorant pouvait apprendre a un autre ignorant ce qu’il ne savait pas lui-même, en proclamant l’égalité des intelligences et en opposant l’émancipation intellectuelle a l’instruction du peuple. Il a par ailleurs produit un excellent livre sur « Le spectateur émancipé », une belle manière d’introduire le sujet sur le lecteur, sa relation avec l’œuvre. Pour répondre à la polémique suscitée par le prix Goncourt 2021, Mbougar a sorti une réplique sèche. Il faut savoir lire pour dire que l’exercice de la lecture est complexe et suppose des prérequis, des aptitudes et des acquis que tout le monde n’a pas. Chaque lecteur a son angle de lecture que les obscurantistes sont souvent amenés à exploiter pour alerter la meute. Le livre est la somme de différentes pages sociales qui interpelle le lecteur qui se livre et se confesse.
Par qui sommes-nous lus lorsque nous lisons. Chaque lecteur est porteur de vision, d’attentes, de convictions, de motivations, d’intérêt à la lecture comme un voyage dans l’inconnu ou dans un autre univers construit par l’auteur de l’œuvre. Paul parlait du plaisir d’être deviné. Jorge Luis Borgeise 1899- 1986 : Bibliothèque de Babel montre la corrélation entre le texte et le sujet, le texte et objet. Le lecteur n’intéresse pas Borgheise qui parle de Bibliothèque du monde. “Le monde est un livre , le livre est un monde “. Le livre est un réceptacle de la vérité en s’appuyant sur une métaphore duelle de « Binde » qui signifie à la fois écrire et créer en wolof. La bibliothèque disait-il, est un exercice de mémoire. Hampate Ba disait « qu’un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle », mais ça ne renseigne pas sur la qualité de la bibliothèque. Il faut souligner aujourd’hui que l’espace social du lien avec les morts est détruit. L’auteur précise que l’homme est lecteur et il est en lien avec son passé.
Actualisation d’une bibliothèque Cosmopoetique
Il est revenu en sérère, tenez-vous bien, sur la prédiction de son grand père « Il était une fois, tu racontes des histoires, je reviendrais sous forme de papier » qui lui a valu le prix du Goncourt 2021. Projection vers le passé et le futur sous forme de fiction et de conte. Je suis lu et relié avec mon grand-père. L’auteur a véritablement produit une introspection transfrontalière de la lecture critique sur la relation entre le lecteur, l’œuvre et le critique littéraire à travers des œuvres d’une haute qualité du point de l’écriture et de la fiction. Mbougar Sarr reste l’incarnation du meilleur cru de la littérature postcoloniale internationaliste décomplexée et assise sur des plateformes de rupture qui a pu relier le passé au présent avec une mise en perspective de la profondeur de son style sous forme d’une nouvelle vague de l’écriture en dérision.