CHEIKH ANTA DIOP, SAVANT ET HOMME POLITIQUE VISIONNAIRE
Décédé le 7 février 1986, il aurait eu cent ans en 2023. Cheikh Anta Diop, c’était d’abord et avant tout l’homme de science, le monument du savoir. Vient ensuite le politique engagé, courageux et clairvoyant, avec une certaine idée du développement
Scientifique de formation, historien, anthropologue, homme politique, Cheikh Anta Diop s’est attaché, toute sa vie durant, à montrer l’apport de l’Afrique, plus particulièrement l’Afrique noire, à la culture et à la civilisation mondiales. Avec Théophile Obenga et Asante Kete Molefe, il est considéré comme l’un des inspirateurs du courant épistémologique de l’Afrocentricité. Lors du premier Festival mondial des Arts nègres de Dakar, il a été distingué comme « l’auteur africain qui a exercé le plus d’influence sur le 20e siècle ». Il est reconnu comme un précurseur dans sa volonté d’écrire l’histoire africaine précédant la colonisation, mais également l’un des premiers scientifiques africains à faire une application archéologique du laboratoire carbone 14 dès 1963. Cependant, certaines de ses thèses sont controversées.
La famille de Cheikh est d’origine aristocratique wolof dans le Thiapy ou Bambey. C’est à l’âge de 23 ans qu’il se rendit en France, à Paris, pour poursuivre des études en sciences physiques et la chimie, mais il se tourna aussi vers l’histoire et les sciences sociales. Il suivit les cours de Gaston Bachelard et de Frédéric Joliot-Curie. Il adopta un point de vue spécifiquement africain face à la vision de certains auteurs de l’époque, selon laquelle les Africains sont des peuples sans passé.
En 1951, sous la direction de Marcel Griaule, il prépara une thèse de doctorat à l’Université de Paris, dans laquelle il affirme que l’Égypte antique était peuplée d’Africains noirs, et que la langue et la culture égyptiennes se sont ensuite diffusées dans l’Afrique de l’Ouest. Dans un premier temps, il ne parvint pas à réunir un jury. Selon l’anthropologue Gnonsea Patrice Doué, sa thèse rencontre un « grand écho » sous la forme d’un livre, Nations nègres et culture, publié en 1954. Il obtint finalement son doctorat, six années après. C’est-à-dire en 1960, année de notre indépendance. Par la suite, il mit à profit sa formation pluridisciplinaire pour combiner plusieurs méthodes d’approche.
Cheikh Anta s’appuie sur des citations d’auteurs anciens comme Hérodote et Strabon pour illustrer sa théorie selon laquelle les Égyptiens anciens présentaient les mêmes traits physiques que les Africains noirs d’aujourd’hui (couleur de la peau, texture des cheveux, forme du nez et des lèvres). Son interprétation de données d’ordre anthropologique (comme le rôle du matriarcat) et archéologique l’amena à conclure que la culture égyptienne est une « culture nègre ». Sur le plan linguistique, il considère, en particulier, que le wolof, parlé aujourd’hui en Afrique occidentale, est phonétiquement apparenté à la langue égyptienne antique.
Une brillante carrière universitaire
Titulaire du doctorat ès Lettres en 1960, Cheikh Anta Diop revint au Sénégal enseigner comme maître de conférences à l’université de Dakar, rebaptisée université Cheikh-Anta-Diop, à son décès. Il y obtint en 1981 le titre de professeur. Il fut un homme de bibliothèque et non de terrain ; en dehors des datations au radiocarbone qu’il pratiquait dans son laboratoire de l’Institut fondamental d’Afrique noire (Ifan) à Dakar, fondé à l’instigation de Théodore Monod. Toute sa réflexion s’appuyait sur son interprétation des trouvailles publiées dans la littérature, sur des textes et une iconographie connus de tous. Il effectua des tests de mélanine sur des échantillons de peau de momies égyptiennes, dont l’interprétation permettrait, selon lui, de confirmer les récits des auteurs grecs anciens sur la mélanodermie des anciens Égyptiens.
Durant la décennie 70, il participa au Comité scientifique international qui dirige, dans le cadre de l’Unesco, l’élaboration de l’histoire générale de l’Afrique ; un projet éditorial ambitieux qui comptera huit volumes. Pour la rédaction de cet ouvrage, il participa, en 1974, au Colloque international du Caire où il confronta les méthodes et résultats de ses recherches avec ceux des principaux spécialistes mondiaux. À la suite de ce colloque international, il rédigea un chapitre sur « L’origine des anciens Égyptiens ».
Un intellectuel engagé en politique
C’est en 1947 qu’il s’était engagé politiquement en faveur de l’indépendance des pays africains et de la constitution d’un État fédéral en Afrique. Jusqu’en 1960, il lutta pour l’indépendance du continent et de notre pays, et contribua à la politisation de nombreux intellectuels africains en France.
Secrétaire général des étudiants du Rassemblement démocratique africain (Rda), entre 1950 et 1953, il dénonça très tôt, à travers un article paru dans La Voix de l’Afrique noire, l’Union française, qui, «quel que soit l’angle sous lequel on l’envisage, apparaît comme défavorable aux intérêts des Africains ». Il poursuivit la lutte sur un plan culturel, et participa aux différents congrès des artistes et écrivains noirs. En 1960, il publia ce qui va devenir sa plateforme politique : « Les fondements économiques et culturels d’un futur État fédéral en Afrique noire ».
Gnonsea Patrice Doué reconnu que Cheikh Anta Diop sera l’un des principaux instigateurs de la démocratisation du débat politique au Sénégal où il anima l’opposition institutionnelle au régime du Président Léopold Sédar Senghor, à travers la création d’un parti politique, le Front national sénégalais (Fns) en 1961, puis le Rassemblement national démocratique (Rnd) en 1976, d’un journal d’opposition (Siggi, renommé par la suite Taxaw) et d’un syndicat de paysans. Sa confrontation, au Sénégal, avec le chantre de la négritude, serait l’un des épisodes intellectuels et politiques les plus marquants de l’histoire contemporaine de l’Afrique noire. Un problème d’écriture l’opposa à Senghor sur le mot wolof/ouolof « Siggi », et il refusa de changer l’orthographe.
Senghor qui avait introduit les quatre courants dans la Constitution n’accepta pas la reconnaissance de son parti par le Rnd. Ce sera chose faite avec l’arrivée d’Abdou Diouf en 1981 avec le multipartisme intégral. En février 1983, le Rnd de Cheikh Anta participa aux élections législatives et obtint un seul député en la personne du leader, mais il dénonça les irrégularités du scrutin et refusa de siéger à l’Assemblée nationale. D’ailleurs, c’est là où débuta la rupture entre Cheikh Anta et Me Babacar Niang, l’éminence grise du Rnd qui siégea à sa place à l’Hémicycle. Quelques mois après, Me Babacar Niang député créa le Parti pour la libération du peuple (Plp) avec Abdou Fall et d’autres responsables du Rnd.