LA RÉSITANCE, LA FORCE SOUVERAINE
EXCLUSIF SENEPLUS - Toute domination est à terme vouée à l’échec. Cette loi est au cœur d’un monde à rebâtir. Elle féconde en théorie et en praxis un nouveau leadership autour de l’intelligence collective, l’humilité et le courage intrépide
« C’est en subissant l’épreuve du feu que le fer gagne en éclat »
Le concept de résistance est essentiel pour analyser et comprendre la trame et les dynamiques complexes de l’histoire des sociétés humaines. Il est en effet au cœur des contradictions multiformes connues par l’humanité, marquées par la domination, l’exploitation et l’asservissement, et dialectiquement par les luttes opiniâtres et les résistances farouches contre l’ordre injuste. « La double marque du monde, dit Wallerstein,[2] est l’imagination de ceux qui le rançonnent, et la résistance entêtée des opprimés. L’exploitation d’une part, de l’autre le refus d’accepter cette exploitation (soi-disant inévitable ou légitime), telle est l’antinomie de base de l’ère moderne : les deux termes s’associent dans une dialectique qui est loin d’avoir atteint son sommet… ». La domination et la résistance vont donc ensemble
- Le droit légitime et le devoir sacré de résistance
L’hégémonie est la recherche de l’exercice élargie de la domination d’un système, d’un pouvoir, d’un Etat sur son peuple, d’une nation sur d’autres. Elle secrète son contraire, la résistance légitime multiforme des opprimés, des peuples et nations dominés. Du point de vue de l’évolution historique, la résistance conditionne le rétablissement de la justice et de la paix, celui du progrès général de la civilisation humaine. Cette raison fonde universellement le droit imprescriptible à la résistance pour la liberté et la souveraineté. Contrairement à ce que l’on redoute, l’exercice du droit légitime et le devoir sacré de résistance, élève en dignité et unifie une communauté, un peuple, une nation, au lieu de les diviser et de les affaiblir. La preuve est la comparaison de l’état de développement et de progrès élevés atteint aujourd’hui par les peuples et nations qui ont résisté dans l’endurance, et ceux qui n’ont pas osé lutter du fait de la capitulation de leurs élites, ou qui, divisés face à l’ennemi, ont été défaits. De même sont élevés en héros les hommes et les femmes indomptables qui ont donné en sacrifice leur vie pour empêcher ou délivrer leur communauté ou leur pays de l’asservissement. Leurs visages restent gravés dans la mémoire de l’humanité et leurs faits de courage illuminent l’énergie et l’espoir de liberté des générations successives. En réalité, la résistance renforce l’unité, la grandeur des peuples et Nations et leur ouvre les conditions de la paix et de la prospérité. Elle confère en outre à leurs Etats, une position stratégique enviée dans le monde. Il est donc vrai pour les individus comme pour les peuples, « c’est en subissant l’épreuve du feu que le fer gagne en éclat ».
- Domination, crise et résistance
Le concept de résistance est étroitement lié aux concepts de domination et de crise. La domination du fait de son caractère injuste et oppressif, engendre une crise sociale et une perte de légitimité politique des dirigeants alliés de l’ennemi. Elle fait naitre la résistance défensive et offensive du soi ou de l’entité collective pour préserver son intégrité et sa survie, face à l’adversité conquérante et à la force répressive. Elle est un mouvement organisé, pacifique ou conflictuel, s’opposant à la menace de dissolution. La résistance n’est donc pas simple révolte, furie de violences spontanées et sans lendemain, mais un processus muri, un travail d’avant- garde coordonné, nourri par l’humanisme de la liberté. Le concept induit le refus, la lutte et, au point culminant, l’affrontement salutaire.
- La dimension culturelle de la résistance
La résistance dans un contexte de domination revêt une dimension culturelle, linguistique et spirituelle de grande portée. Elle puise historiquement sa force mentale et créative dans le génie culturel et l’imaginaire fécond du peuple. Ce foyer incandescent, intangible et ineffable concentre les réponses accumulées et leur efficacité symbolique, face aux multiples défis. La résistance se développe, s’appuyant sur les ressources et les patrimoines anciens revigorés. Elle intègre en même temps les acquis scientifiques les plus avancés de la culture et de l’expérience universelle de l’humanité.
La culture est donc le foyer où s’affirme ce qui est le plus sacré pour un peuple, sa dignité, sa langue et ses valeurs, le droit de vivre libre. Sous domination étrangère prolongée, la culture d’un peuple perd de sa vitalité, semble rigidifiée, mais en réalité, elle entre dans une sorte de clandestinité d’où elle réapparait revivifiée dès que la résistance pour la libération s’amorce au sein des élites et du peuple.[3] Les artistes et créateurs, architectes, ingénieurs, artisans d’art, décorateurs, aménagistes, poètes et conteurs, jouent alors le rôle d’avant- garde critique et inventif du futur. Par leurs œuvres de beauté, ils esquissent déjà les possibilités infinies de jouissances raffinées qui s’offriront à tous, à l’heure attendue de la délivrance. La résistance porte ainsi en elle, dans ses flancs l’avenir et le destin d’un peuple, d’une nation, comme la femme porte en gestation la vie à naitre. Elle libère les élites de la dépendance intellectuelle et de l’hégémonie conceptuelle des experts étrangers, entame la rénovation de la pensée sociale au sein du peuple et ouvre l’avènement de nouvelles modernités endogènes. C’est pour cette raison que la culture est toujours un enjeu stratégique de pouvoir et de contrôle idéologique dans les rapports de classe au sein des sociétés et dans les relations entre États et Nations en compétition.
- Résistance et renouveau collectif
La résistance sous toutes ses formes est un processus de transition (éveil de conscience, mobilisation, organisation supérieure). Elle vise la reproduction, la survie du sujet collectif. L’entité qui résiste cherche la préservation de son intégrité et au-delà, de son projet historique de vie. La résistance développe une idéologie politique qui oriente et anime les dynamiques d’organisation et les stratégies de réadaptation salutaires pour une victoire certaine. Ces dynamiques tissent de nouvelles relations sociales de solidarité au sein du peuple et font émerger de nouvelles légitimités de gouvernance politique. La résistance est aussi réappropriation de la mémoire collective des traditions de lutte. Elle est le foyer d’éclosion d’innovations créatrices multiples, assurant la continuité historique de la communauté sous un nouvel élan. La résistance conduit à la libération, étape nécessaire au renouveau collectif.
- Les masses font l’histoire
Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la complexité et la profondeur des problèmes correspondent à l’ampleur de la participation de la masse historiquement active. « La société civile est le véritable foyer, la véritable scène de toute l’histoire » disaitMarx[4] au XIXe siècle, avec une vision anticipant de manière étonnante sur les changements qui caractérisent le monde actuel. Il voyait en effet l’évolution impérialiste du capitalisme sur toute la planète avec les deux caractéristiques suivantes - la complexité et la profondeur des problèmes qui vont se poser à l’humanité et - l’ampleur de la participation de la masse historiquement active, face à ces défis à relever. Ceci est parfaitement conforme à la loi établie par le matérialisme historique dans l’étude des civilisations, selon laquelle les individus s’inscrivent en héros dans l’histoire, mais que ce sont les masses qui la font. Dans le firmament, les héros et héroïnes sont les étoiles qui scintillent et les masses, l’immense ciel noir bleuté qui les abrite.
L’actuelle mondialisation libérale capitaliste a produit l’actualité de la démocratie participative et l’irruption massive de nouveaux acteurs sur la scène politique et les espaces décisionnels. Il s’agit de la jeunesse insurgée, des communautés brimées, des catégories sociales revendicatives, des femmes intrépides, des intellectuels, artistes, entrepreneurs créatifs, de la presse privée libre et des institutions citoyennes de veille. Cette nouvelle masse critique civile s’active sur le terrain et à travers les réseaux sociaux et les plateformes numériques educatives, culturelles et scientifiques. Elle cherche ainsi à peser de tout son poids sur la démocratisation réelle des sociétés et l’humanisation du monde. Elle sera sans doute une force décisive dans le basculement géostratégique et la reconfiguration annoncée des rapports de forces dans le monde. Le fait majeur en est la naissance des BRICS, la perte annoncée de l’hégémonie du dollar dans le commerce mondial, et par conséquent, l’affaiblissement de la domination impérialiste occidentale. Nous allons probablement assister à un renforcement de puissance des sociétés civiles en conjonction avec l’entrée active des grandes masses d’Afrique, d’Asie et d’Amérique sur la scène historique mondiale.
- La dimension politique de la résistance
Selon Antonio Gramsci,[5]le problème culturel et philosophique se dénoue en dernière instance sur le terrain de l’hégémonie politique. « Quelle classe a l’hégémonie politique et par conséquent l’hégémonie culturelle ? Selon quelle conception des masses sont-elles amenées à penser et par conséquent à agir ? C’est, précise-t-il, « dans la sphère de l’hégémonie que culmine l’analyse des différents rapports de force ». La direction idéologique et la lutte politique concentrent le pôle contradictoire hégémonie-résistance. À défaut d’un règlement pacifique par voie démocratique et consensuelle, la lutte politique pour le contrôle de la direction historique de la société, trouve généralement son point culminant dans l’affrontement des protagonistes. L’issue final victorieux dépend essentiellement de la réponse de savoir si les dirigeants ont auparavant parlé inlassablement aux masses le langage de la vraie politique, s’ils ont cheminé avec elles sur les sentiers lumineux de la connaissance liée à la pratique.
- La résistance, la force souveraine
La résistance, résume Elgas[6] est « la force souveraine, face aux violences et aux coups de l’histoire, une force de production locale, un potentiel de création continue des richesses et des possibilités des peuples ». La domination dit-il, « ne subvertit jamais totalement, la frontière qui sert d’ultime rempart pour protéger le bastion qui reste, ce traçage invisible et silencieux où s’annonce dès les origines, la résistance ». Ce principe dialectique du primat culturel et du caractère sacré de la lutte libératrice des masses est bien établi par Cheikh Anta Diop[7] éminent savant panafricain et admirablement restitué par Amilcar Cabral,[8] dirigeant historique de la lutte de libération nationale. Tous les deux ainsi que Samir Amin[9]dans ses travaux remarquables, nous rappellent l’enseignement fondateur de l’histoire du développement des sociétés humaines, que toute domination, toute hégémonie est à terme, vouée à l’échec. Cette loi fondamentale est au cœur de l’anthropologie et de l’économie politique d’un monde à rebâtir. Elle féconde en théorie et en praxis un nouveau leadership autour de l’intelligence collective, l’humilité et le courage intrépide.
1. Ce titre est inspiré du bel article de Elgas cité.
2. Immanuel Wallerstein (1980). Le système du monde du XVe siècle à nos jours. 1 Capitalisme et économie-monde 1450-1640. Paris : éd. Flammarion, p.325.
3.. Elgas (2017). L’incolonisable des peuples, Dakar : Journal le Quotidien. Mercredi 20 décembre 2017, No4455.
4. Cheikh Anta Diop (1958). Nations nègres et culture. Paris : éditions Présence Africaine
5. Amilcar Cabral (1975). 1. L’Arme de la théorie 2. La lutte armée Paris : éditions Maspero
6.. Samir Amin (2012). L'Implosion du capitalisme contemporain. Automne du capitalisme, printemps des 5peuples ?, Éditions Delga.
7.Frantz Fanon (1961). Les damnés de la terre. Paris : éditions Maspero. .
8.Jean Louis Calvet. (1979). Linguistique et colonialisme. Petit traité de glottophagie. 2e édition. Paris, Petite Bibliothèque Payot.
9.Karl Marx. (1947). La Sainte famille. Œuvres philosophiques. Paris : éd. Costes, p.145.
10.Gramsci. (1977). Gramsci dans le texte Paris : Les Éditions sociales.