LE PRÉSIDENT ET NOS SAVANTS
"Un.e dirigeant.e qui se refuse à suivre les bons sera obligé.e de se battre à mort contre les moins bons" pour sauver sa peau. Macky n’en a suivi aucun depuis qu’il est entré en politique. La suite : l’inconfort sur tous les dossiers de la nation
En « tournée économique » à Kédougou, Kaffrine, Kaolack et Fatick, le président Macky Sall se tapa une récré chez lui à Fatick en présentant son micro traité sur les langues nationales dont il fustige les « alphabets savants » tout en vantant le simplissime swahili 75 ans après la publication du texte mémorable du professeur Cheikh Anta Diop sur les conditions d’une véritable « renaissance africaine ».
Macky et nos langues
Que dit donc le président ?
Premièrement, « le français que tu parles, la moitié de la population ne le comprend pas ; cela veut dire que tu jettes ta parole. Même si c’est notre langue officielle d’écriture parce que nous n’avons pas écrit. Si l’alphabet avait été simplifié, le Sénégal aurait dépassé le stade actuel. Chacun apporta des savoirs compliqués. Si on vous écrit le pular, vous n’y comprenez rien parce que c’est très compliqué ; sérère, tu peux pas lire parce que c’est très compliqué. On pouvait prendre les lettes latines pour que cela soit rapide et qu’on en finisse. Tu lis comme tu l’entends… Et c’est fini, mais non ! Sur ce, j’ai demandé au ministre de l’Éducation qu’on nous facilite l’alphabet de nos langues nationales si on veut qu’on écrive nos langues nationales. »
Deuxièmement, « j’ai été au Kenya et en Tanzanie : ils écrivent leur swahili sans problème. Quand tu vas en Malaisie, « sidiada » est écrit comme on l’entend. Pourquoi sommes-nous incapables d’écrire facilement nos langues ; il nous faut montrer que nous, nous sommes des savants. Faire ce que personne ne peut savoir. C’est un problème. On aurait dû nous aider beaucoup en matière de développement si nous écrivions nos langues à l’école, dans les universités, etc. etc. Après 63 ans d’indépendance, t’as pas une langue propre à enseigner… »
Macky recadré 75 ans plus tôt
Faisons appel à Cheikh Anta Diop pour parler, après Macky, de « l'unité linguistique de l'Afrique Noire ». Le texte mémorable du « père spirituel » de l’écrivain Boubacar Boris Diop remonte à novembre 1948 ! Titre de l'article paru dans le numéro spécial 36-37 de la revue parisienne « Le Musée Vivant » (pp. 57-65) : « Quand pourra-t-on parler d'une renaissance africaine ? »
Cheikh se demandait en fait si l'Afrique pouvait se prévaloir d'une quelconque renaissance en se contentant d'« une partie de la tradition à l'abri de toute influence moderne » et d'une autre « altérée par une contamination européenne ». Le focus porta d'abord sur les écrivains africains de langue étrangère dont les écrits (respectables) ne pouvaient, à ses yeux, servir de base à une culture africaine. « Ce que le Nègre ne pourra jamais exprimer sans cesser de parler une langue étrangère, c'est le génie propre de sa langue », écrit Cheikh Anta. A partir de cet instant, « la nécessité d'une culture fondée sur les langues africaines » s'imposa à l'Afrique Noire.
Dès 1948, et plus tard en 1960 et en 1974, Cheikh Anta Diop fonde sa théorie de « l'unité linguistique de l'Afrique Noire » sur les similitudes frappantes entre toutes les langues parlées à l'intérieur d'un territoire donné. L'émergence, acceptée par tous, d'une langue parmi plusieurs autres devait mener l'Afrique noire vers l'adoption définitive d'une langue africaine de communication avec le reste du monde. Les grincements de dents ne s'arrêtèrent pas pour autant. En novembre 2003, l'essayiste Edouard Etsio, auteur de l'ouvrage « Parlons le lingala » (Éditions L’Harmattan, 2003) établit le caractère interethnique grâce auquel les Mhochi, les Téké, et les Kongo se retrouvèrent autour du lingala sans la moindre contrainte. Cheikh Anta venait, encore une fois, de triompher des sceptiques et autres contradicteurs.
Au Sénégal, l'inter ethnicité des langues parlées ne fait aucun doute. La recherche, elle, piétine.
Dans sa tribune remarquable Cheikh Anta Diop n'éluda pas « l'expression plastique » dont il disait qu'elle doit être de « la tendance la plus exigée par notre niveau culturel au moment de notre éveil et qu'elle se modifiera au fur et à mesure de notre évolution ». L'Afrique noire, « depuis l'art Dogon jusqu'à celui du Congo, en passant par les sculptures d'Ifé et les masques Mpongwes a connu toute la gamme plastique ».
Quand, en matière d'architecture, Cheikh Anta évoqua le « style Djenné » et « les lignes courbes de la case », c'était pour rappeler à chaque jeune Africain « le devoir de construire selon ces styles et selon tant d'autres pour vivifier des formes d'art qui nous appartiennent en propre ».
« La musique africaine doit exprimer la noblesse de la souffrance, avec toute la dignité humaine », avait-il écrit. Mais la renaissance ne sera au rendez-vous, aux yeux de Cheikh, que le jour où l'Afrique redeviendra elle-même en rejetant les « croyances malsaines qui ont atrophié son âme et l'empêchent d'atteindre sa véritable plénitude ».
À Fatick, les omissions du président Sall portent sur « l'inter ethnicité des langues », « l'expression plastique », « l’architecture », la « musique africaine », etc. Quid de la « traduction » considérée comme « la langue des langues » par le philosophe Souleymane Bachir Diagne ? Ce dernier dit de la traduction qu’elle « contribue à la tâche de réaliser l’humanité, et même mieux : elle s’y identifie ». Une récré, même présidentielle, ne suffit donc pas pour faire le tour de la question trop sérieuse pour se satisfaire d’une énième opération coup poing. Opération toujours inadaptée sur le « chemin du véritable développement ».
Avant les langues, le président mit en garde ceux - on ne sait pas lesquels - qui « voudraient mettre le pays sens dessus dessous ». C’est que - avertissait, il y a 50 ans maintenant, le savant soufi Cheikh Ahmed Tidiane Sy - « un.e dirigeant.e qui se refuse à suivre les bons sera, tôt ou tard, obligé.e de se battre à mort contre les moins bons pour sauver sa peau et celle des siens ».
Il n’y a donc pas que les savants tournés vers les langues qui agacent le président. Macky n’en a suivi aucun depuis qu’il est entré en politique ! On connaît la suite : l’inconfort sur tous les dossiers de la nation.
Abdoul Aziz Diop est candidat déclaré à l’élection présidentielle du 25 février 2024.