LE DIALOGUE POUR DOMPTER LA DISSIDENCE
Le dialogue politique au Sénégal apparaît comme l'outil par excellence du pouvoir pour réduire la pression populaire et recréer du consensus factice entre élites prédatrices. Youssou Mbargane Guissé décrypte les faux-semblants de cet exercice - ENTRETIEN
Depuis Senghor, le dialogue politique au Sénégal apparaît comme l'outil par excellence du pouvoir pour réduire la pression populaire et recréer du consensus factice entre élites prédatrices. Le sociologue et philosophe Youssou Mbargane Guissé invite, dans cet entretien, à déconstruire les faux-semblants d'un tel exercice, dont l'objectif serait avant tout de sauver un régime vacillant.
La question d’un nouveau dialogue politique est agitée depuis quelques jours et polarise fortement le débat politique. Qu’est-ce qui se cache derrière cette particularité sénégalaise à initier régulièrement des dialogues politiques ?
Youssou Mbargane Guissé : le « dialogue » est un terme galvaudé de la littérature politique, au Sénégal, forgé, par Senghor. Très subtilement, le terme justifie sa pertinence dans les traditions africaines de pacification des relations entre communautés grâce à l'échange par la parole douce et respectueuse. Le dialogue senghorien trouve également sa pertinence dans la tradition philosophique grecque où il est le moyen d'accéder à la raison, fondement philosophique de la vérité et noyau de l'accord entre les hommes. C'est sur de tels soubassements que Senghor a réussi à créer l'adhésion des acteurs politiques, en opposition, autour d'une idéologie de consensus politique. Ainsi, la politique du dialogue est dès l'origine un instrument efficace, pour le pouvoir, de résorption des tensions politiques, de conciliation et de compromission autour du maintien du néocolonialisme. Toute l'histoire politique du Sénégal illustre bien cela. Le dialogue a donc souvent été l’instrument principal par lequel les leaders politiques, en conflit, ont estimé devoir se réunir autour de l'essentiel. Toutefois, à y regarder de près, cet essentiel n'est autre que le partage des prébendes entre les différents segments des élites du pays, constituant une bourgeoisie compradore, vorace, et aujourd'hui en soutien d’une politique mafieuse et criminelle.
Le dialogue agité en ce moment s’inscrit-il dans la continuité des mécanismes de réintégration des élites fascinées par le pouvoir ?
Il ne paraît pas exagéré de considérer que l'objectif politique du dialogue souhaité par l’establishment, au moment même où les conditions critiques de défaite du pouvoir actuel se raffermissent, semble être de desserrer la pression populaire sur l'État et de permettre au pouvoir de retrouver son souffle. Le dialogue pourrait donc être envisagé comme un moyen de sauver le régime et de consacrer la défaite de la Révolution populaire et citoyenne.
Cette fois, un homme d’affaire ainsi qu’un membre influent de la société civile sont à la manœuvre. Les religieux ne semblent donc plus être les principaux régulateurs du dialogue politique. Un exemple emblématique : alors qu’en 2007 la confrérie tidiane de Tivaouane jouait un rôle éminent dans les discussions entre Wade et Seck, par l’entremise de feu Serigne Abdoul Aziz Sy Junior, en 2024, le khalif s’est prononcé sur la situation politique et le dialogue à travers un communiqué. De quoi le déclassement des marabouts est-il significatif ?
Oui, force est de constater que le profil des régulateurs a évolué au cours de l'évolution politique du pays. De Senghor jusqu'à Abdoulaye Wade, le système néocolonial a reposé, selon Mamadou Diouf, sur le modèle islamo-wolof. À la structure économique fondée sur l'économie monétaire arachidière dans le centre du pays, correspondait un modèle socio-culturel d'alliance sacro-sainte entre le pouvoir politique et celui des marabouts. Cette combinaison entre la structure externe de dépendance et le modèle interne constituait la base de fonctionnement et de reproduction du néocolonialisme sénégalais. De nombreux acteurs intermédiaires dont des marabouts mais aussi des griots et d'autres personnalités influentes constituaient des courtiers et passeurs qui animaient les relations entre le pouvoir - dont le cercle présidentiel - et les membres de l'opposition. Ces médiateurs tiraient leur légitimité d'agir de la culture commune du nationalisme wolof. La Charte mythique qui unifiait idéologiquement l'ensemble du corps social était constituée par les trois maillons que sont Njajaan Njay, Kocc Barma Fall et Cheikh Ahmadou Bamba. Cependant, c'est ce système de cohésion politico-sociale qui donnait des racines plus solides au néocolonialisme senghorien, que Macky Sall a voulu détruire et remplacer.
Qu’entendez-vous par là au juste ? Je veux dire, en quoi et pourquoi Macky Sall a détruit ce système ?
En réalité, le profil de Macky Sall était façonné bien avant qu'il ne prenne le pouvoir par les intérêts français traditionnels mais surtout par les nouveaux intérêts de la mafia financière internationale et par divers lobbies. Quelques-unes parmi ces forces ont toujours été là certes mais le phénomène du lobbying et de la mafia a pris de l’ampleur en relation avec la montée du libéralisme capitaliste et hégémoniste International. Autrement dit, Macky Sall est le produit d'une autre réalité économique dont il dépend et dont il avait l’obligation de mieux assoir la cohérence et la puissance. En définitive, les sources et ressources de cette modification du système politique traditionnel hérité, résident désormais dans l'insertion du Sénégal dans une nouvelle configuration économique marquée par la domination d'un nouveau monde d'acteurs privés financiers, par de puissants réseaux mafieux.
Vous avez beaucoup parlé jusqu’ici de Macky Sall mais parlons à présent de Ousmane Sonko qui a jusqu’ici refusé le dialogue et a bâti sa montée en puissance politique sur la base de la radicalité de ses positionnements ? Gagnerait-il à dialoguer ?
Mahatma Ghandi, leader mondial du changement pacifique, a donné aux révolutionnaires du monde entier la leçon capitale suivante : NE JAMAIS CEDER ! Céder sur l'objectif final, est la plus grande erreur d'un mouvement révolutionnaire. Le renversement d'un système oppressif et prédateur exige pour la Direction politique, d’une part, de garder l'intransigeance sur les principes tactiques et stratégiques de la lutte. Et d’autre part, de galvaniser les militants et le peuple par des mots d'ordre de combat résolu et d'esprit de sacrifice.
En somme de garder l'initiative sur tous les domaines de la lutte, notamment celui stratégique de la Communication à tout instant du processus. Je serais donc surpris de voir Ousmane Sonko donner son onction à un dialogue qui devrait déboucher sur une loi d’amnistie et un report de la présidentielle au 15 décembre quand bien même le change serait un apaisement de la situation politique grâce à la libération des prisonniers détenus arbitrairement.