ABDOUL AZIZ WANE, ECOLE CENTRALE DE PARIS, PROMOTION 1954
Andra moï ennepe, Mousa… Pourquoi commencer cet hommage à un illustre fils du Sénégal trop tôt disparu par le vers premier d’une œuvre fondatrice, l’Odyssée d’Homère ?
Andra moï ennepe, Mousa… Pourquoi commencer cet hommage à un illustre fils du Sénégal trop tôt disparu par le vers premier d’une œuvre fondatrice, l’Odyssée d’Homère ?
Andra moï ennepe mousa, Raconte-moi, Muse, un homme… dit ce vers au verbe à l’impératif, avec son complément d’objet, un pronom au datif et un vocatif pour invoquer la muse.
Si j’ai choisi une entrée par le grec ancien, ce n’est que pour mieux coller à une des multiples facettes de la riche personnalité d’un distingué scientifique, un ingénieur de haut lignage qui était aussi un solide helléniste. En cette année du soixante-dixième anniversaire de sa sortie de la prestigieuse Ecole Centrale de Paris où il fut le premier Africain, voici venu le temps de raconter Abdoul Aziz Wane pour l’offrir comme modèle aux jeunes générations du Sénégal et de l’Afrique. Devoir de mémoire certes, (Mémoire, Mnêmosùnê, mères de toutes les muses), mais aussi une sommation, un impératif catégorique dont l’objet est de saluer un illustre fils du Sénégal, parti à la fleur de l’âge et inconnu de nombre de ses compatriotes, à commencer par l’auteur de ces lignes. Ses quatre filles, Défa Safiétou, Aïssata Satigui, Youhanidou Thierno Mollé et Yéyya Raby, pour les nommer selon l’ordre de primogéniture, l’ont à peine connu. Aussi, n’estce pas une gageure que de vouloir parler d’un homme que je ne connais pas ? Je ne le connais que parce que m’en dirent les miens, par les témoignages de ses amis, dont Cheikh Hamidou Kane, l’illustre auteur de L’aventure ambiguë, qui lui fit un émouvant clin d’œil dans son autre livre Les Gardiens du Temple, par ceux de son épouse, notre regrettée tante Fatma Diop, la mater dolorosa, veuve à vingt-six ans.
Le génie de la transversalité
Abdoul Aziz Wane naquit en 1929 à Kanel où il eut sa première formation au «Foyer ardent» pour y mémoriser les Sourates du Saint Livre auprès de son Maître-Thierno. De brillantes études primaires lui ouvrirent les portes du Lycée Faidherbe de SaintLouis. Son cycle secondaire y fut étincelant. Son aisance dans les différentes matières étudiées l’avait fait briller dans les mathématiques, la physique, la chimie, avec un apprentissage méticuleux des lettres et la fréquentation assidue des grands textes latins et grecs, battant ainsi en brèche la différence factice que certains seraient tentés d’instaurer entre les lettres et les sciences. En cela, Abdoul Aziz Wane était déjà l’héritier précoce des Encyclopédistes qui alliaient harmonieusement la maitrise pointue des sciences avec une formidable érudition littéraire, notamment dans les humanités classiques. Déjà un premier exploit au Lycée Faidherbe : il décrocha les deux bacs un philo et un mathélém. Son baccalauréat mathématiques élémentaires avec une mention «Très bien» le conduira au prestigieux lycée Henri IV de Paris pour y préparer le concours d’entrée aux grandes écoles. Il sera le premier Africain diplômé de l’Ecole Centrale de Paris, promotion 1954. Abdoul Aziz Wane, c’était le génie de la transversalité. Son intelligence combinait avec bonheur un profond ancrage dans la culture et les valeurs de son terroir, une ouverture assumée à la culture française, encore plus lumineuse chez lui grâce à la culture grécolatine dont il était pétri. Il était un modèle achevé du tonique couple enracinement et ouverture. Par sa solide culture littéraire, sa maîtrise de l’archéologie des mots et sa formation scientifique pointue, il avait acquis un remarquable sens du raisonnement ordonné et méthodique. Sa touchante simplicité, son humilité, sa chaleur et sa magnanimité étaient, m’a-t-on dit, un trait saillant de sa personnalité. Ses qualités humaines et intellectuelles avaient fait de lui un de ces brillants esprits que le président Senghor avait à cœur de mettre au cœur de l’appareil d’État, convaincu que c’était avec les meilleurs esprits qu’il fallait bâtir notre pays à l’aube de son accession à la souveraineté internationale.
C’est en allant visiter sa mère à Kanel, pour passer la fête de l’Aïd avec elle, sur la route du Diéri, un peu après Dagana, que l’irréparable se produisit, arrachant à la jeune République un de ses plus brillants espoirs. Sa vie fut courte (1929-1963) mais elle fut utile au pays dont il a contribué à façonner les outils stratégiques pour asseoir son développement. Par l’exemple de Wane, et par d’autres, pour la plupart inconnus des jeunes générations, nous pouvons, avec une pointe de nostalgie, affirmer qu’il fut un temps où le Sénégal produisait l’excellence dans les études et se nourrissait d’excellence. L’Ecole, prolongement de la famille, était un terreau fertile pour la formation de l’esprit, du point de vue intellectuel et du point de vue des valeurs. Des Sénégalais issus de milieux très modestes ont gravi les échelons du savoir dans des conditions difficiles et dans des environnements très souvent hostiles. Mais par la constance dans l’effort, le courage et l’abnégation à déjouer les pronostics pessimistes, ils sont parvenus à se hisser aux sommets les plus élevées du savoir, du service et du devoir. Les enseignants de cette belle époque, en éducateurs hors pair, avec le dévouement qu’exige la mission, n’enseignaient pas seulement ce qu’ils savaient mais aussi ce qu’ils étaient à savoir des modèles de vertu et de rigueur. Ces maîtres d’antan, toujours portés par la mystique du devoir de formation, ont instruit des générations de jeunes en dispensant un savoir de qualité et une éducation civique structurante. L’enfant est une créature inachevée à mettre en perspective, disait Hannah Arendt. Ces maitres d’une autre époque, ont éduqué, formé et mis en perspective leurs élèves qu’ils ont magnifiquement élevés à la conscience que c’est par la conquête du savoir qu’ils pouvaient occuper les hautes fonctions et servir leur pays avec patriotisme et détermination. Revenir à cela sera long et difficile, mais il n’y a pas d’autres solutions car il est évident que le savoir et la formation sont la première industrie pour développer notre pays. Il faut avoir la ferme volonté de s’y remettre en prenant le problème à sa source et insister pour que l’enseignement redevienne un facteur de véritable épanouissement. Il est donc urgent de redonner aux espaces de diffusion de la connaissance leur lustre d’antan.
Abdoul Aziz Wane et Senghor
Pour clore mon propos, voici que remontent et résonnent en moi les mots empreints de tendresse et d’admiration de Senghor me parlant de Wane Abdoul Aziz. C’était en juillet 1978, je venais de lui annoncer la réussite au baccalauréat de l’une des filles de Wane. Je savais que les choix et orientations politiques les ont un moment séparés, mais je savais aussi que le latin et le grec les avaient pour toujours soudés en une affinité élective, pour parler comme Goethe. Wane qui était membre du PRA, un parti d’opposition, n’était pas sur les mêmes positions politiques que Senghor, qui, après sa disparition, avait fait de ses filles des pupilles de la Nation. Il l’avait également choisi comme parrain d’une promotion de la toute jeune Ecole Nationale d’Administration du Sénégal, pépinière des hauts cadres de l’État. Dans un inoubliable discours d’une très belle élévation le président Senghor avait dit de notre regretté ingénieur-helléniste que le Sénégal venait de perdre un de ses plus grands serviteurs. Au passage, sur le registre du parrainage, il me plaît d’adresser un immense et retentissant merci «ab imo pectore» au Président Macky Sall qui, au cours de son dernier Conseil des ministres, a tenu à attacher le nom de cet illustre fils du Sénégal au Lycée scientifique d’excellence de Diourbel. Voilà le Sénégal d’hier, celui où ses enfants, par-delà les clivages et antagonismes politiques, savaient se retrouver autour de l’essentiel. Voici le Sénégal d’aujourd’hui qui vient d’envoyer à un certain «OccidentCassandre» le puissant message de la maturité de son peuple, si attaché à la paix, à sa démocratie et à la cohésion de son tissu social. «Il faut sonner le rappel car il est bon de se souvenir», nous recommandent les Écritures Saintes. Qui n’a pas de mémoire n’aura pas d’avenir. Le passé est la racine du futur. Puissions-nous toujours nous rappeler d’hier et puiser dans les richesses endogènes de notre peuple ce qu’il faut comme force pour regarder demain et bâtir un Sénégal nouveau, maison de tous parce que construit avec la pierre de chacun.
Hamidou SALL Écrivain