L'ÉRE DU TOUT-ÉCRAN
Le face-à-face disparaît, englouti par la déferlante numérique. Nos smartphones sont devenus les prothèses d'une société où l'on ne se regarde plus en face
(SenePlus) - Selon le sociologue David Le Breton, professeur à l'Université de Strasbourg, nos sociétés connaissent une profonde mutation dans les modes de communication interpersonnelle. Dans une tribune au journal Le Monde, il déplore la disparition progressive du "face-à-face" au profit d'interactions dématérialisées, vidées de leur substance charnelle.
"Le visage est le centre de gravité de toute conversation", souligne-t-il. Plus qu'un simple échange de paroles, le face-à-face instaure "un principe de considération mutuelle" basé sur la réciprocité des regards et de l'attention portée à l'autre. "On supporte mal celui qui ne nous regarde pas en face en s'adressant à nous", rappelle le sociologue.
Pourtant, ce lien charnel tend à se distendre. "Aujourd'hui, dans maintes interactions ou sur les trottoirs des villes, les visages deviennent rares, le plus souvent absorbés par l'écran du smartphone". Une "hypnose sans fin" qui rend aveugle à son environnement immédiat et indifférent à l'autre. "Une société spectrale où, même devant les autres ou dans les rues, les yeux sont souvent baissés sur l'écran".
Des "communications sans visage"
M. Le Breton déplore cette omniprésence des écrans qui engendre des "communications sans visage, sans présence". Un monde "sans chair" où la parole se vide de sa substance, une "humanité assise" coupée de sa sensorialité.
"Les réseaux sociaux sont sans visage, contrairement à la parole du quotidien", affirme-t-il. Ils deviennent des "mondes de masques" où l'anonymat "autorise le harcèlement, les insultes, les menaces". Des "paroles sans visage, sans possibilité de vérification" dans un vaste "carnaval" fait de multiples identités factices.
La fragmentation du lien social
Cette désincarnation de la parole entraîne une profonde fragmentation du lien social selon le chercheur. "Chacun devient une monade, centré sur lui-même et son éventuelle communauté d'intérêt. La chose publique disparaît."
Plus gravement encore, ces nouveaux modes de communication favorisent l'indifférence à autrui. "Nous sommes de moins en moins ensemble, mais de plus en plus côte à côte, dans la fragmentation, les yeux rivés sur nos écrans, sans plus nous regarder", déplore David Le Breton.
Dans ce contexte, le visage humain connaît une véritable mutation, passant du "lieu sacré du rapport à l'autre" à un simple "élément parmi d'autres d'un corps qui a de moins en moins d'importance dans la relation à autrui". Une évolution préoccupante selon le sociologue, qui voit dans cette disparition progressive des visages le signe d'un délitement du lien social et de "la disparition de la chose publique".