À COLOBANE, UN MONDE S'EFFONDRE
Derrière les étals et la cohue des vendeurs à la sauvette se cache tout un quartier populaire où se côtoient commerces honnêtes et activités plus troubles. Une plongée dans les ruelles révèle un condensé de Dakar
Le mot Colobane fait le plus souvent penser « marché ». Seulement, Colobane, c’est aussi un quartier. Ou, plutôt, un mix entre les deux. Avec le déguerpissement en cours, un pan de l’histoire de ce marché s’effondre avec la disparition (provisoire ?) du « Market » où se côtoient des vendeurs honnêtes et des « pickpockets », qui vous regardent avec leur sourire de truand.
L’on s’est plusieurs fois plaint de l’occupation anarchique des trottoirs dans la capitale sénégalaise. De la transformation de ces lieux de circulation en marchés. Ailleurs, peut-être la voix de la plainte sera entendue, mais à Colobane, le phénomène fait partie du décor. Entre un jeune homme l’avant-bras exhibant des ceintures, un plus vieux tenant un pantalon et un autre, moins discret, qui propose ses articles aux passants, le trottoir n’a d’existence que la portion que les ambulants daignent lui laisser. La route devient trottoir. Voitures et passants se la disputent. Et, gare à celui qui n’aura pas entendu les klaxons, qui se sera laissé distraire par les produits que les vendeurs lui font miroiter. Ou, tout simplement, celui dont l’oreille aura été charmée par la musique mêlée au brouhaha du marché de Colobane.
Certains le désignent par «Col-ways», d’autres «Market».
Ces deux anglicismes témoignent à suffisance du caractère «capitaliste» des lieux. Dans les nombreux recoins qui le composent, en plus des artères, les vendeurs draguent, littéralement, celles et ceux qui traversent. C’est un petit «cher ami», un regard ou une exposition très colorée de la marchandise qui servent d’appât. Entre autres… El Hadji Bathie Ndiaye aura réussi à résister à la tentation des vendeurs de godasses. Au moins, jusqu’à tomber sur celui avec qui il parlait au téléphone depuis son entrée au «Market». Chez Ibou Yade, il trouve déjà des clients comme lui, venus s’offrir des chaussures de football. Il n’y a pas que le vacarme des haut-parleurs et les klaxons pour entretenir l’esprit Colobane. Le marchandage y participe. De la bouche de l’assistant de Ibou Yade, il ne semble pouvoir sortir que «trente-cinq mille». Il répète cette somme, prix de vente des chaussures, à tout venant. Stratégie de commerçant, les acheteurs auront compris et proposent moins. Lorsqu’il sent que le client a à cœur d’acheter, M. Yade intervient. Ce dernier est le prototype même du «marketman». Il a été de ceux qui élisent boutique sur le trottoir en transformant leurs bras en étagères. C’était à ses débuts, en 2007. Cinq ans plus tard (2012), il obtient cette cantine où on le retrouve. Une toute petite boutique enclavée, dans une ruelle que deux personnes ne peuvent traverser simultanément en sens opposé. Ces bousculades favorisent des vols. M. Yade, la barbe bien taillée, la tête couverte d’un chapeau «Serigne Bara», confirme : «C’est un fait. Dans la foule, il y a souvent des pickpockets. On ne peut malheureusement pas le nier. Mais, force est de reconnaître que les vols ont considérablement diminué.» Et pour cause : «Il fut un temps où Colobane était peuplé d’individus à mauvaise réputation. Et c’est vrai qu’ils n’étaient pas blancs comme neige. Mais maintenant, il y a plus de vendeurs, des gens qui ne sont mus que par le vœu de gagner dignement leur vie. Ça fait alors que les choses ont évolué.»
« Mapend a», « Paladium », « l’alouette » : les mots de l’anarchie d’antan
Le changement tant chanté par M. Yade est aussi en partie dû au sursaut des jeunes du quartier. En effet, Colobane n’est pas que marché. C’est d’abord un lieu d’habitation. Seulement le «Market» ne s’est pas contenté d’étendre ses tentacules jusque dans les rues du quartier. Il les a phagocytées de telle sorte que dans l’imaginaire, Colobane équivaut à marché. Dans la rue 45 angle 46, Baye Diaw gère son atelier de menuiserie métallique. La rue est tranquille… maintenant. L’ambiance était tout autre. M. Diaw indique trois endroits dans cette même rue : «C’étaient des bars. Une fois saouls, ceux qui les fréquentaient se bagarraient et dérangeaient notre quiétude. Il a fallu que nous, jeunes habitants de Colobane, nous mobilisions pour tout faire cesser.» «Mapenda», «Paladium», «l’alouette»…, Baye Diaw énumère les anciens bars qui inondaient la rue autrement appelée «Ndoyène». Cette partie de Colobane est désignée sous le nom de Parc à Mazoute. Nom venant du terrain en face du marché qui, autrefois, faisait office de lieu de stockage du mazoute. Khousse Niang en est le délégué. Le vieillard est à Colobane depuis 1957. Ses mains tremblent, sa vision faible se noie dans un visage lézardé de rides. Mais, sa mémoire reste intacte. Lorsque les jeunes n’ont que des repères relatifs à l’organisation actuelle du marché pour situer une maison, lui donne directement le nom des rues. Une dame, venue acquérir un certificat de résidence, peine à désigner sa rue. Une indication, et le vieux de réciter : «Rue 14, angle Nianghor.» L’ancien officier civil de l’Armée se souvient de l’implantation de «quartier barraque» et décrit les avantages qu’il y a à habiter Colobane. «Nous avons une gare, un garage et un marché», dit-il. Le fameux marché qui étouffe le quartier… ou pas. A en croire le délégué, l’un est bien distinct de l’autre. Du reste, toute la rue Ndoyène est jalonnée de boutiques. A même le sol d’ailleurs, certains gèrent leur commerce. Côté sécurité, on ne se plaint pas. Son petit-fils Baye Diaw tient à rassurer.
A la sortie du marché, en face de la maison du Parti socialiste (Ps), deux groupuscules. Quelques curieux s’arrêtent. Devant eux, des hommes qui expliquent le jeu. On mise, on gagne, on perd. Bien sûr, personne ne joue, personne ne gagne. Tous font semblant, le but étant d’attirer les passants. Les pousser à miser et à perdre… dans la plupart des cas. El Hadji Bathie Ndiaye se rappelle un ami qui a laissé des plumes dans ces mises en scène célèbres même au-delà de Colobane. Il a été dépouillé de soixante-dix mille francs, témoigne M. Ndiaye. Entre les marchands d’illusions, ceux qui vendent sur les trottoirs et les boutiques ou encore les pickpockets, Colobane garde ce mélange d’un peu de tout qui a fait et continue de faire sa renommée.