LA GRANDE DÉLIQUESCENCE DE LA JUSTICE
Un magistrat pour 100.000 habitants, des locaux vétustes, des usagers rançonnés : les chiffres révélés par les "Assises de la Justice" donnent le tournis. Ils témoignent d'une institution à bout de souffle, rongée par des décennies de négligence
La justice sénégalaise est dans un total dénuement. Les chiffres produits parles « Assisards » révèlent un service public de la justice très pauvre et très mal loti. Dans le rapport parcouru par le Témoin, ce qui frappe en premier c’est l’extrême faiblesse de la dotation budgétaire de ce ministère de souveraineté, celui de la Justice (moins de 1.7% du budget national en 2024), l’absence de siège propre, la dispersion de ses services centraux, le recours à des contrats de location pour abriter certaines juridictions. Cette faible capacité infrastructurelle, selon le rapport, n’a d’égale que la saisissante étroitesse numérique des professions qui œuvrent dans le service public de la Justice (magistrats, greffiers, avocats, notaires, huissiers de justice, commissaires-priseurs, inspecteurs de l’éducation surveillée et de la protection sociale, éducateurs spécialisés, interprètesjudiciaires, assistants des greffes et parquets, experts judiciaires etc.). Les chiffres rendent littéralement utopique la consolidation d’un État de droit au Sénégal : 1 magistrat pour 100.000 habitants et plus de magistrats (530) que de greffiers (472) et d’avocats (439).
Dans ce contexte, toute réflexion sur le bon fonctionnement de la Justice et le respect des droits des justiciables reste pure abstraction. Aujourd’hui, par ailleurs, son mode de fonctionnement est devenu obsolète avec la révolution numérique. La transition digitale est pourtant l’horizon incontournable de l’administration de la Justice, comme l’a montré la pandémie de Covid 19. Le numérique est en effet porteur de progrès incontestables notamment en matière de dématérialisation de la délivrance de documents dont la demande est récurrente (extraits du casier judiciaire et certificats de nationalité).
Après 20 ans d’élaboration et de mise en œuvre fragmentaires, la stratégie numérique de la Justice en est encore à ses balbutiements : ni les ressources humaines ni celles matérielles et techniques ne sont disponibles ou suffisamment déployées. Enfin, il faut évoquer les violences subies au quotidien par les usagers pour l’obtention des actes et services usuels, la petite et grande corruption qui affectent la Justice, l’hyper-répression dont elle fait montre (le nombre de détention provisoire est aussi élevé que les aménagements de peine sont bas) et les conditions indignes, déshumanisantes et dégradantes de la plupart des lieux de privation de liberté » peut-on encore lire dans le rapport.
Ces pratiques sont sanctionnées en retour par un désenchantement populaire et une perception des plus négatives : 75% des contributeurs de la plateforme Jubbanti ne font pas ou ont peu confiance en la justice sénégalaise ; 65% ne sont pas satisfaits des services qu’elle rend, 63% n’ont pas compris la motivation du juge dans le traitement de leur dossier. La Justice est déconsidérée, elle ne serait plus que l’instrument d’oligarques locaux (détenteurs de pouvoirs politiques, lobbies maraboutiques, puissances d’argent, etc.). Ses pratiques sont aux antipodes de celles de l’égalité, de la transparence et de la probité prônées par la Loi et la société démocratique » selon les « Assisards ».
A les en croire, « si plus de soixante ans d’indépendance n’ont pas permis de venir à bout des manquements sus-décrits, c’est fondamentalement parce que la transformation systémique qu’emporte tout réel engagement avec la Justice en tant que pouvoir indépendant et en tant que politique publique n’a jamais été entreprise avec méthode et consistance. Or, aucune ambition d’inscrire la justice sénégalaise dans une logique républicaine ne saurait se réaliser sans une prise en charge sérieuse du devoir de décoloniser, d’humaniser et de réparer la justice pour renforcer l’État de droit ». « Cette Justice nouvelle devra être matérialisée à partir d’un double niveau d’interventions : des réformes cohérentes et rationnelles visant à réparer le service public de la Justice pour le rendre plus efficient et plus transparent et une dynamique plus profonde de refondation qui implique cette fois-ci de réarticuler les raisons d’être de la Justice autour de l’usager et de la démocratie et de mettre en place les institutions nouvelles qui répondent à ces ambitions » concluent les « Assisards ».