LA FIN DE L’ÈRE DES DÉPUTÉS-MAIRES ?
Depuis l'indépendance, de nombreuses figures politiques ont incarné cette dualité des fonctions, de Lamine Guèye à Ousmane Sonko. Mais le nouveau pouvoir entend tourner la page de cette pratique qu'il juge antidémocratique
Depuis l’indépendance, la vie politique sénégalaise a été marquée par une particularité : le cumul des fonctions de maire et de député par certaines figures incontournables. Ce modèle de double fonction, un héritage d'une organisation centralisée du pouvoir, pourrait bien appartenir au passé avec les nouvelles politiques du nouveau régime.
Alors que certains leaders et militants du Pastef réaffirment leur promesse de campagne d’interdire le cumul des mandats, le Sénégal pourrait tourner la page de cette pratique controversée, source de nombreux débats sur la transparence et l’efficacité de la gouvernance.
Ils sont nombreux à avoir marqué le paysage politico-administratif sénégalais. Blaise Diagne, premier député noir à l’Assemblée française, fut également maire de Dakar, entre 1920 et 1921. Lamine Guèye occupa, lui, la fonction de maire de Dakar et de député en 1961, tout en étant député jusqu’en 1968. D’autres figures emblématiques comme Mamadou Seck (Mbao), Mbaye Jacques Diop (Rufisque), Robert Sagna à Ziguinchor, Ibrahima Tall, Cheikh Bamba Dièye à Saint-Louis et les contemporains comme Khalifa Sall, Barthélemy Dias, Amadou Mame Diop, Aïda Mbodj (à Bambey), Aminata Mbengue Ndiaye, Ousmane Sonko et Ahmet Haidara ont également porté cette double casquette de député et de maire, influençant profondément la vie politique du pays.
Cette dualité des rôles, tout en leur conférant un poids politique indéniable, a souvent suscité des critiques sur la concentration du pouvoir entre les mains de quelques-uns, alimentant le débat sur le cumul des mandats. Ces élus, en accédant à ces postes simultanément, avaient la possibilité d’impacter à la fois au niveau local et national.
Cependant, cette fusion des fonctions a souvent été critiquée pour l'absence de délimitation claire entre les responsabilités municipales et législatives, une situation qui a parfois mené à des conflits d'intérêts et à un manque d’efficience.
Une rupture politique initiée par le régime de Sonko
Avec l’ascension du régime du Pastef, le Sénégal a vu émerger une critique plus virulente envers cette pratique. Fidèle à son engagement de campagne, le parti au pouvoir, Pastef, n’a investi aucun maire sur ses listes pour les élections législatives, annonçant ainsi sa volonté de rompre avec ce qu’il considère comme une pratique antidémocratique. Dans ce contexte, Cheikh Aliou Bèye, député-maire de Diamaguene Sicap Mbao, pourrait bien être le dernier de son genre pour le parti d’Ousmane Sonko. On se souvient de la pression exercée contre Birame Soulèye Diop, maire de Thiès-Nord, poussé par les militants et sympathisants du Pastef à démissionner de son poste de maire ou de député en 2022, afin de respecter le principe de non-cumul.
Cette position du Pastef s’inscrit dans une volonté d’instituer une séparation des pouvoirs plus marquée. Les partisans du non-cumul estiment qu’un maire, en tant que gestionnaire exécutif d’une commune, doit se consacrer pleinement aux affaires locales. Inversement, un député, représentant de la nation, ne devrait pas être accaparé par des tâches exécutives qui pourraient compromettre l’objectivité de ses responsabilités parlementaires. Ce découpage clair des rôles permettrait, selon eux, de recentrer les élus sur leurs missions spécifiques, évitant ainsi la dispersion des responsabilités.
Les arguments pour et contre le cumul des mandats
Les défenseurs du cumul des mandats soutiennent que cette pratique assure une meilleure connexion entre les enjeux locaux et nationaux. Un maire-député serait plus à même de faire entendre la voix de sa localité au Parlement, réduisant ainsi la distance entre les préoccupations du terrain et les décisions législatives. Ils font également valoir que le cumul permet de limiter les conflits entre les pouvoirs locaux et nationaux en facilitant une coordination plus harmonieuse.
En revanche, les opposants au cumul dénoncent une concentration excessive de pouvoirs dans les mains d'une élite politique, parfois au détriment de la bonne gouvernance. Ces élus ‘’cumulards’’, selon les critiques, auraient tendance à monopoliser les postes et les ressources, alimentant un système clientéliste. Les pratiques telles que l’utilisation de voitures de fonction pour des activités privées, le détournement des fonds publics ou encore la répartition avantageuse de privilèges constituent autant de dérives qui, selon eux, tirent leurs racines du cumul des fonctions.
En France, les lois de 1985, 2000 et plus récemment de 2014 ont limité ce cumul en interdisant aux députés nationaux et européens ainsi qu’aux sénateurs de cumuler leurs mandats avec des fonctions exécutives locales. Ce modèle inspire de nombreux observateurs sénégalais pour qui l’adoption d’une loi similaire pourrait renforcer la transparence et la responsabilité politique au Sénégal.
Dans cette nouvelle législature, plusieurs maires se positionnent déjà pour siéger à l’Assemblée nationale, illustrant un appétit toujours vif pour le cumul des fonctions. Parmi eux, le maire de la commune de Richard-Toll, ancien président de l’Assemblée nationale, ou encore Barthélemy Dias, figure politique marquante et ardent défenseur des intérêts de sa commune. Cheikh Oumar Anne, Cheikh Guèye ainsi qu’Amadou Ba, journaliste et maire de Missirah, rejoignent cette dynamique, soulevant des interrogations sur la capacité d’un élu à concilier efficacement les exigences locales de la mairie et les impératifs nationaux du mandat parlementaire.
Cette persistance du cumul, malgré les critiques, semble mettre en lumière la force de l’ambition personnelle et les intérêts politiques.
Le 5 avril dernier, sous l’instruction du président Bassirou Diomaye Faye, le Premier ministre Ousmane Sonko a donné aux ministres nouvellement élus un mois pour renoncer à leur mandat électif local, renforçant ainsi la détermination de l'État à interdire le cumul des mandats. Cette mesure, perçue comme une avancée vers une gouvernance plus responsable, vise à réduire la mainmise des élites sur les ressources publiques et à encourager un renouvellement de la classe politique.
Cependant, la décision suscite des inquiétudes. En effet, des voix s’élèvent pour dénoncer les risques politiques que pourrait engendrer cette interdiction pour le parti au pouvoir. Pour certains, restreindre les fonctions des élus pourrait affaiblir leur influence locale au détriment de leur base électorale, en particulier dans des zones où les élus jouent un rôle social essentiel. À cela s’ajoute la crainte que cette réforme, perçue par une partie de l’opposition comme une tentative d’aseptiser le jeu politique, se retourne contre le gouvernement en aliénant certains de ses partisans les plus fidèles.
Un avenir sans cumul des mandats : vers une nouvelle culture politique ?
Pour beaucoup, la fin du cumul des mandats est plus qu’une simple réforme ; elle représente un véritable changement de culture politique. Au-delà de la gestion des ressources et des conflits d’intérêts, cette décision vise à encourager la responsabilisation des élus et à diversifier la représentation politique. En exigeant des maires et des députés qu’ils renoncent à cumuler les fonctions, le gouvernement Pastef espère ainsi promouvoir une nouvelle génération de leaders capables de se consacrer pleinement à leur rôle.
Il reste à voir si cette mesure suffira à éradiquer les comportements clientélistes et le favoritisme politique enracinés dans la culture politique sénégalaise.
En attendant, les législateurs du Pastef ont annoncé leur intention de déposer un projet de loi pour interdire définitivement le cumul des mandats et accélérer le renouvellement du personnel politique, en faisant valoir que l’exclusivité des mandats est essentielle pour moderniser la gouvernance et améliorer la répartition des responsabilités.
Avec cette réforme en gestation, le Sénégal pourrait ainsi ouvrir la voie à une nouvelle ère de transparence et d’efficacité dans la gestion des affaires publiques. Mais cette transition, bien que saluée par certains comme une avancée démocratique, n’est pas sans susciter de nombreux défis et résistances au sein même de la classe politique.