UNE DÉMOCRATIE À UNE MAMELLE
On nous avait vendu la démocratie sénégalaise comme un arbre pluricentenaire. Solide, enracinée, impossible à déraciner. Un modèle. Un exemple à brandir sur le continent. Mais voilà qu’elle semble penchée, asymétrique, déséquilibrée, faute de branches...

On nous avait vendu la démocratie sénégalaise comme un arbre pluricentenaire. Solide, enracinée, impossible à déraciner. Un modèle. Un exemple à brandir sur le continent. Mais voilà qu’elle semble penchée, asymétrique, déséquilibrée, faute de branches vigoureuses pour soutenir la cime. Depuis que Sonko et Diomaye ont raflé la mise, l’opposition ressemble à un champ de mil après la saison sèche. On cherche du vert, on ne trouve que de la poussière. On en arrive à se poser des questions qu’on croyait réservées aux vieilles républiques fatiguées : peut-on vivre avec un pouvoir sans opposition ? Peut-on se contenter d’une démocratie à une seule mamelle, quand l’autre est aussi sèche qu’un marigot en avril ? Officiellement, l’opposition existe toujours. Thierno Alassane Sall s’agite, Abdou Mbow s’époumone, Mansour Faye rédige des tribunes – un peu comme ces gladiateurs qui combattent dans une arène vide, devant un public qui bâille. Mais une opposition qui n’effraie personne, qui ne mobilise pas, qui ne fait trembler aucun ministre, est-ce encore une opposition ? Ce qui frappe, c’est l’étrange torpeur.
D’habitude, au Sénégal, les opposants ne restent pas silencieux bien longtemps. Ils prennent la rue, investissent les radios, enflamment les plateaux télé. Depuis l’indépendance, chaque régime a eu son lot de contestataires acharnés, déterminés à faire tomber le pouvoir en place. Il y a eu les bras de fer avec Senghor, les révoltes contre Abdou Diouf, les colères qui ont emporté Wade, la tempête qui a balayé Macky. À chaque époque, une opposition s’était levée, bruyante, féroce, prête à en découdre. Aujourd’hui, rien. Une inertie pesante. On attend que quelqu’un ose s’affirmer, mais personne ne se lève. Il faut dire que l’opposition sort de douze années de Macky Sall complètement laminée. L’ancien président avait su user de tous les leviers pour affaiblir ses adversaires : emprisonnements, dissolutions, restrictions administratives, coups de pression judiciaires. Les survivants de cette ère n’en sont pas sortis indemnes. Certains ont rallié le camp présidentiel au fil des ans, d’autres ont fini par jeter l’éponge. Le reste a été absorbé par la machine Sonko
. L’homme a capté toutes les colères, incarné toutes les frustrations. Il a fait exploser l’ancien système, ne laissant derrière lui qu’un champ de ruines politiques. Sonko, c’est un peu comme un raz-de-marée : après son passage, on retrouve les meubles dispersés, les murs fragilisés et plus grand-chose debout. Son ascension fulgurante n’a laissé aucun espace à une opposition digne de ce nom. Difficile, aujourd’hui, d’incarner une alternative crédible face à un pouvoir qui lui-même se présente comme la rupture. Quand tout un régime est porté par un récit révolutionnaire, que reste-t-il à ceux qui voudraient contester ? Les anciens barons du Pds ruminent leur déclin, coincés entre la nostalgie de leurs années de gloire et l’impossibilité de se réinventer. Les rescapés de Macky Sall font de la figuration, tentant vaguement d’exister sans vraiment convaincre. On dirait que tout le monde a peur de se frotter au nouveau pouvoir, comme si Ousmane Sonko avait coupé l’électricité sur le ring avant de s’asseoir seul sur le trône. Il y a bien quelques velléités ici et là.
Thierno Alassane Sall tente de jouer les francs-tireurs, mais il reste isolé. D’autres murmurent, critiquent à demi-mot, mais sans jamais franchir le pas d’une véritable opposition frontale. Il faut dire que la popularité de Sonko reste un rempart difficile à franchir. S’attaquer au pouvoir aujourd’hui, c’est risquer d’être accusé de vouloir saboter l’« espoir du peuple ». La marge de manœuvre est étroite. Pourtant, une démocratie sans opposition, c’est un corps politique déséquilibré, un débat public qui tourne en rond. Le rôle d’une opposition n’est pas seulement de contester, mais aussi de proposer, de structurer un contre-pouvoir, de garantir que le gouvernement en place ne sombre pas dans l’auto-satisfaction et l’entre-soi. Une opposition forte oblige le pouvoir à être meilleur, à se justifier, à ajuster ses décisions. Sans adversaire politique digne de ce nom, le pouvoir peut s’endormir sur ses lauriers. Or, l’histoire l’a prouvé : les régimes sans opposition institutionnelle ne se renforcent pas, ils pourrissent de l’intérieur. Quand l’opposition officielle est trop faible, c’est la rue qui prend le relais. Et la rue, au Sénégal, a toujours su se faire entendre.