LES ARTISTES À L’ASSAUT DES ASSIGNATIONS
En explorant des médiums variés — photographie, vidéo, performance, installations interactives —, une nouvelle vague d’artistes ne se contente pas d’interroger les récits muséaux : elle bouscule les pratiques institutionnelles

Si son héritage colonial est tenace, le musée peut devenir un espace de vie commun et disruptif.
Souvent perçu comme déconnecté des réalités sociales, l’art possède pourtant une portée tangible qui incite à l’action. En réintégrant les femmes noires au sein de paroles plurielles, authentiques et multidimensionnelles, il joue un rôle crucial dans les efforts de décolonisation des narratifs muséaux. Longtemps enfermées dans des représentations stéréotypées, souvent marquées par des regards exotisants ou coloniaux, notamment dans les espaces muséaux occidentaux, les figures féminines noires sont aujourd’hui au cœur d’une redéfinition historique portée par des artistes contemporains. Leurs œuvres interrogent la mémoire, le genre et la résistance, et dépassent les formats d’exposition traditionnels en sollicitant activement la participation du public.
Un lieu dynamique
En explorant des médiums variés — photographie, vidéo, performance, installations interactives —, une nouvelle vague d’artistes ne se contente pas d’interroger les récits muséaux : elle bouscule les pratiques institutionnelles. Kara Walker et Zanele Muholi, par exemple, déconstruisent les stéréotypes issus des imaginaires coloniaux tout en utilisant une grammaire visuelle puissante pour révéler les violences historiques et les stigmates de l’histoire esclavagiste américaine. Muholi, en documentant la vie des femmes noires en Afrique du Sud, leur redonne visibilité et dignité.
Le musée, longtemps figé dans son rôle de conservatoire statique, devient alors un territoire dynamique et évolutif. En intégrant la création contemporaine à leurs expositions, les institutions muséales instaurent un dialogue critique entre passé et présent. L’approche intersectionnelle adoptée par plusieurs artistes complexifie également la lecture des œuvres. En collaborant avec des artistes issus des diasporas africaines et afrodescendantes, les musées peuvent remettre en question les modèles curatoriaux traditionnels, autrefois unilatéraux, au profit de processus co-créatifs. Ce dialogue entre artistes, institutions et publics enrichit leur mission éducative et sociale. Il ouvre aussi des espaces de discussion essentiels sur la justice sociale, les droits humains et la réappropriation du patrimoine culturel.
Revisiter les récits historiques
De nombreux artistes contemporains participent à la redéfinition muséale en réinterprétant l’histoire. Lubaina Himid, par exemple, revisite les récits liés aux diasporas africaines en Europe, redonnant une visibilité aux figures effacées des collections muséales, particulièrement à l’occasion de l’exposition « Thin Black Line(s) » dont elle a été la commissaire au Tate Britain, à Londres en 2011-2012. Ces démarches s’inscrivent dans une dynamique plus large de décolonisation de l’art, où les discours ignorés trouvent enfin leur place au sein d’institutions culturelles. Héritier des luttes anti-racistes des années 1960-1970, le Black Arts Movement explore les thématiques de résistance et de fierté identitaire à travers divers supports : peinture, photographie, performance. Ce courant, qui centre la femme noire comme sujet, en souligne le rôle actif dans les mouvements de transformation sociale.
Inscrit dans la dynamique du féminisme de la quatrième vague, The Intersectional Feminist Art Movement met en lumière la créativité et la richesse des voix féminines racisées, en affirmant leur autonomie et leur force politique. Certaines photographes afro-américaines comme Carrie Mae Weems réinterprètent les corps féminins noirs en les présentant comme des symboles de dignité et d’auto-détermination, en particulier dans sa série d’autoportraits « Four Women », datant de 1988. D’autres encore questionnent les pratiques muséales héritées du colonialisme, comme Faith Ringgold, notamment depuis sa participation à l’exposition collective « The Art of the American Negro » au Harlem Cultural Council en 1966.
Enfin, l’Afrofuturisme, revisite les récits historiques en imaginant des futurs où les femmes noires occupent une place centrale dans la fabrique des mondes possibles. Cette vision se matérialise dans l’exposition « A Fantastic Journey » de la Kényanne Wangechi Mutu au Brooklyn Museum en 2013, ou encore dans la série « A Haven. A Hell. A Dream Deferred », présentée au New Orleans Museum of Art par la Libério-Britannique Lina Iris Viktor en 2018. En mêlant science-fiction, mythologie africaine et esthétique futuriste, ce mouvement réinscrit la femme noire dans des utopies actives.
Tous ces courants artistiques poursuivent un même objectif : subvertir les structures coloniales et patriarcales encore présentes dans les musées et institutions culturelles, en Occident comme en Afrique, tout en révélant la puissance narrative des subjectivités féminines noires. Par ces réinterprétations, le musée cesse d’être un simple lieu de conservation : il a le potentiel de devenir un espace de transformation.
Babacar Faye est Professeur affilié d’études culturelles Afro-françaises, Tufts University, Paris.