VIDEOLA COURSE CONTRE LE TEMPS D'HAMPÂTÉ BÂ
Du papier carbone au fichier numérique, l'héritage colossal d'Amadou Hampâté Bâ, témoin de l'Afrique précoloniale à postcoloniale, traverse les époques pour atteindre les nouvelles générations

"En Afrique, chaque fois qu'un vieillard meurt, c'est une bibliothèque qui brûle." Cette phrase célèbre prononcée par Amadou Hampâté Bâ à l'Unesco en 1960 résonne aujourd'hui avec une actualité particulière alors que la Fondation qui porte son nom s'attelle à préserver un trésor inestimable de connaissances africaines.
Né vers 1901 au Mali, Amadou Hampâté Bâ a consacré sa vie à sauvegarder les traditions orales africaines menacées de disparition. Ayant lui-même reçu une éducation à la croisée de plusieurs mondes - école coranique, école coloniale française et traditions ancestrales - il était particulièrement bien placé pour comprendre l'urgence de préserver ce patrimoine immatériel.
"Il a vu l'Afrique avant la première administration coloniale, pendant la colonisation et après les indépendances. Il a traversé le siècle et compris les enjeux", explique sa fille Roukiatou Bâ, qui dirige aujourd'hui la Fondation à Abidjan.
L'héritage documentaire est impressionnant : plus de 3000 manuscrits numérisés à ce jour, des milliers de pages de notes, de conférences et de témoignages recueillis pendant 55 années de recherche. Ces archives abordent des sujets aussi variés que l'histoire africaine, les traditions religieuses, la place de la femme ou l'avenir de la jeunesse.
La professeure Diané Assis, spécialiste de l'œuvre d'Hampâté Bâ à l'Université d'Abidjan, souligne l'importance de ce qu'elle nomme son "triple héritage" : "Il a su intégrer les traditions africaines, l'influence arabo-musulmane et la culture occidentale pour créer une œuvre accessible à tous."
Face à la rupture des modes traditionnels de transmission, causée notamment par la colonisation et l'école occidentale, Hampâté Bâ a fait le choix d'utiliser l'écrit, principalement en français, pour toucher un public plus large. "Les initiations traditionnelles ne pouvaient plus se faire car les jeunes devaient suivre le calendrier scolaire", rappelle la professeure Assis.
Aujourd'hui, la Fondation fait face à de nouveaux défis. La conservation des documents dans un environnement à 97% d'humidité représente un défi quotidien, malgré les déshumidificateurs installés. "Certains documents sont super fragiles, sur des papiers carbone. Chaque manipulation les abîme", s'inquiète Roukiatou Bâ.
La numérisation systématique est en cours, document par document, mais les moyens manquent. "On lance un appel à tous les Africains pour s'impliquer. Les États eux-mêmes devraient porter cette initiative", plaide la directrice de la Fondation.
L'enjeu est désormais de faire le pont entre l'écrit et le numérique, pour atteindre une jeunesse connectée. "Comment nous, détenteurs de contenu authentique, pouvons-nous le rendre accessible à la jeune génération sur des supports susceptibles de les attirer?", s'interroge Roukiatou Bâ, rappelant que son père avait déjà anticipé l'importance de l'audiovisuel, car "l'image prédomine dans la pensée africaine".
La Fondation Amadou Hampâté Bâ reste ouverte aux chercheurs et aux jeunes désireux de s'abreuver à cette "source inaltérée toujours d'actualité". Un trésor culturel qui, grâce à la persévérance d'un homme visionnaire, n'a pas entièrement brûlé.