DEVOIR D’INDIGNATION !
La mort est devenue le macabre plan B, quand les conditions de vie sur terre dans la misère, la privation, la clochardisation sont une autre forme de mort vécue, quotidiennement, à doses homéopathiques

Malgré le nombre impressionnant de Sénégalais morts (deux cents, selon le directeur général des Sénégalais de l’extérieur) dans le naufrage des chalutiers de la Méditerranée, cette tragédie ne semble pas secouer, outre mesure, les consciences de nos compatriotes. Pour l’heure, aucune journée de deuil national, de prières, de mobilisation, contre ce désastre le plus important qu’a connu notre pays, après celui du bateau le Joola. Si on voulait culpabiliser, voire stigmatiser ces voyageurs du désespoir, on ne s’y prendrait pas autrement. Les Sénégalais seraient-ils en panne d’indignation ?
Deux cents Sénégalais morts dans un naufrage en pleine Méditerranée ! Il faut remonter à la tragédie du Joola en septembre 2002, au large des côtes gambiennes, pour trouver un drame national d’une plus grande ampleur. A quelles données s’accrocher pour mesurer l’amplitude d’un tel désastre humain ?
Disposer de chiffres exacts pour mesurer l’effroyable hécatombe est devenu un vrai casse-tête. La cascade de statistiques instillées journellement, permet tout au plus d’alimenter la déploration collective. Elle suffit peu à traduire l’étendue de l’horreur, la magnitude des sinistres et la déchirure morale de leurs parents. Et pour cause ! Ces embarcations irrégulières et leurs ignobles affréteurs ne disposent pas de manifeste et ne s’embarrassent guère de pointage ou de comptage de passagers sans noms, sans papier virtuellement victimes.
De toute façon, les indices de départ de ces chalutiers macabres, ne seront jamais, ceux de l’arrivée. Ni confort garanti ni assurance-vie, malgré le fort prix payé cash. Les espoirs d’atteindre la terre ferme ne font pas partie de l’évaluation du risque, puisque la mort est la probabilité la plus forte. Elle est devenue la funeste alternative, le macabre plan B, quand les conditions de vie sur terre dans la misère, la privation, la clochardisation sont une autre forme de mort vécue, quotidiennement, à doses homéopathiques.
Faut-il être en proie à un tel dégoût de la vie, une masochiste attirance vers la mort pour braver tant d’épreuves dans le seul et hypothétique espoir de mieux vivre… dans un plus qu’incertain eldorado ?
Il est difficile d’imaginer aller plus loin dans la déshumanisation, la désincarnation, pour ne s’accrocher qu’à la plus fine probabilité de survivre de cette macabre randonnée casse-gueule. Une circumnavigation au trajet hasardeux, à l’itinéraire déboussolé, qui ne réserve à ses pensionnaires que des rendez-vous avec la mort. Et, peut-être, par la grâce de la Providence, quelques maigres chances d’échapper, aux pièges d’un rêve insensé. Peu importe le prix payé par les infortunés compagnons de cette odyssée des temps modernes, la fin justifiant les moyens.
Combien en faudrait encore de vies brisées, quel niveau ce désastre humain devrait-on atteindre pour réveiller la conscience internationale ?
Rien qu’en une année, près douze mille migrants, africains, arabes et asiatiques ont perdu la vie dans les profondeurs de la Méditerranée. Parce qu’ils proviennent de pays pauvres déstructurés, gangrénés par la misère, la corruption et les violences politiques, qu’ils comptent pour une quantité presque négligeable. L’écrivain d’origine sénégalaise Fatou Diome a lancé un cri de détresse qui vibre encore dans les consciences blasées des chancelleries occidentales. Elle a clamé tout haut sur la chaîne France 3 que si ce drame touchait des blancs, il en serait autrement. Les acquiescements désespérés de ses interlocuteurs s’estomperont avec le dernier clap de l’émission.
Pendant ce temps, le regard hagard, la mine patibulaire, emmitouflés dans leurs draps, dévorant leurs premiers sandwiches depuis plusieurs semaines, les migrants racontent leur histoire devant les caméras. Eux ont au moins la chance de relater leurs désastres. Leurs compagnons sont nichés au fond de la mer. Parmi eux doit-on, l’oublier, deux cents Sénégalais pris dans l’insatiable obsession du tekki (réussir sa vie, en wolof).
Il y a plus de douze ans, le naufrage du diola avait installé dans nos consciences un vrai psychodrame. Révélateur d’une insouciance collective, ce drame est resté presque un épiphénomène dont on ressasse les épisodes avec un incroyable détachement. Seules, les familles victimes refusent encore de le prendre pour un simple détail de notre histoire. Mais leur voix n’est plus entendue. Depuis, politiquement et judiciairement, ce drame est passé par pertes et profit. Devrait-on en attendre autant pour ces deux cents jeunes Sénégalais engloutis dans la Méditerranée ?
Les informations livrées avec une parcimonie compréhensible par les autorités s’instancient dans une telle indifférence qu’on en arrive presque à les classer dans la rubrique anecdotique des faits divers. La distance géographique, aurait-elle tué la distance affective ? Il est vrai que dans les médias, la culpabilisation et la stigmatisation des victimes sont tellement prégnantes, que leur triste sort n’émeut presque plus. Ces migrants auraient donc tort de s’inscrire dans une logique suicidaire, en tentant une aventure aussi stupide que de placer des centaines de milliers, voire des millions, dans le capital potentiel de la mort. Elles seraient victimes de leur propre turpitude, en rêvant de l’impossible, laissant, parents, femmes et enfants dans l’angoisse de l’incertitude, pour vivre l’horreur au quotidien.
Ainsi chaque année selon des décomptes officiels, plus de deux milles Sénégalais, font le pari risqué et insensé d’affronter la mer sans souci du risque et au mépris du péril. Et pourtant combien de familles se rendraient-elles fières, des fils intrépides et prodiges, qui au prix de la bénédiction de leur digne mère, rempliraient l’escarcelle familiale de billets, érigeraient des immeubles, conduiraient des luxueuses bagnoles, après tant d’épreuves.
Il est un fait que dans nos sociétés, nous abhorrons les causes et adorons les conséquences. Mais là le Rubicon est franchi. Il est inadmissible que tout le monde s’installe dans une attitude mutique devant tant de désastres, de familles éplorées. Deux morts, cela mériterait quand même des journées de prières, de deuil national. Sans doute aussi, une profonde introspection au moins, un devoir de mémoire et d’indignation, pour que justement, la simple déploration ou pire la stigmatisation ne soient notre seule réponse face à ce génocide dont les auteurs sont sans visages.
Avec le naufrage du Joola, le Sénégal détient le record de la catastrophe maritime la plus grave de l’histoire de l’humanité. Devrait-on attendre d’atteindre d’autres tragiques cimes pour que notre fierté hérisse et nous réveille de notre torpeur ?
Beaucoup de voix en Europe dénoncent la coupable indifférence de la communauté internationale devant la permanence d’une telle tragédie humaine. D’autres n’hésitent plus à fustiger une inaction concertée destinée à laisser «mourir ces pauvres africains et arabes, pour ce que cela serve d’exemple à d’autres candidats» au motif que «l’Europe ne peut pas accueillir toute la misère du monde». Si telle était la cruelle arrière-cour de cette pensée sordide, il y aurait de quoi désespérer du genre humain. Et l’histoire pourrait bien un jour dresser un procès contre X, pour non-assistance à peuples pauvres en danger. Un Nuremberg bis, aussi légitime que le précédent ! A moins de penser comme Sarkozy, que ces peuples en retard de l’histoire, ont perdu tout droit à la reconnaissance.