"Cheikh Anta Diop a produit une histoire culturelle de l’Afrique pleine de bonne volonté, mais pas très exacte sur le plan empirique"
Jean COPANS, anthropologue français
Anthropologue, spécialiste des sociétés africaines et professeur émérite à l’université Paris Descartes (ex-Paris V), Jean Copans a une approche critique, sans doute dérangeante, des nombreuses « illusions panafricaines ». Dans cette interview, il nous livre son sentiment sur les travaux du Pr. Cheikh Anta Diop et revient, avec un œil critique, sur la pratique des sciences sociales en Afrique.
Que pensez-vous des travaux de Cheikh Anta Diop en tant qu’africaniste ?
«J’ai rencontré Cheikh Anta Diop lorsque je faisais des enquêtes sur l’évolution politique du Sénégal et j’ai un grand respect pour lui. Mais il relève d’une époque (1950-1970) où il fallait réaffirmer l’autonomie de l’histoire africaine et que l’Afrique n’était pas simplement un monde sans histoire. L’Afrique a une histoire complexe et ses propres sociétés. D’ailleurs, il n’a pas été le seul à défendre ce genre d’idées. Il a écrit des ouvrages au cours des années 1950. Son point de vue, c’est qu’il y avait une civilisation qu’on avait sous estimée, oubliée et maltraitée. Elle était venue de Nubie, au sud de l’Egypte.
C’est la partie africaine de l’Egypte qui serait du coup la mère de l’Afrique. On aurait oublié que la culture de l’Afrique noire a une origine, et que cette origine de haut niveau a essaimé dans l’ensemble du continent. Or Cheikh Anta Diop n’a pas étudié des migrations historiques. C’est une étude qui dépasse la force d’un seul homme et elle n’était même pas réalisable à son époque. D’ailleurs, l’archéologie africaine était très limitée et il n’y a pas beaucoup de textes écrits, sauf de la part de voyageurs étrangers, européens et arabes.
Cheikh Anta Diop a produit une espèce d’histoire culturelle de l’Afrique qui était pleine de bonnes volontés, mais qui n’était pas très exacte sur le plan empirique. Est-ce que pour expliquer l’évolution des sociétés sérère, wolof, bassari ou lébou (pour nous limiter à des populations du Sénégal), il fallait remonter à l’Egypte ancienne ? Cela n’a, en fait, aucun rapport. On n’a pas besoin de l’Egypte ancienne pour analyser et admirer ces cultures. Cheikh Anta Diop est l’un des inspirateurs de ce qu’on pourrait appeler le nationalisme panafricaniste. C’était utile pour constituer une espèce de front culturel unique contre le colonisateur.
Ce serait commode de penser que l’Afrique est issue d’un noyau originel et que sa culture s’est répandue à travers tout le continent, mais ce n’est pas comme ça que cela s’est passé. On n’a quasiment aucune preuve pour démontrer comment s’est peuplée l’Afrique sur les plans biologique et anthropologique et encore moins pour dire comment se sont constitués les milliers de cultures du continent. L’histoire – et l’anthropologie – de l’Afrique noire telle qu’on les connaît aujourd’hui nous montrent que c’était beaucoup plus variable et compliquée. Mais l’objectif de Cheikh Anta Diop était de réaffirmer, avant tout, que l’Afrique avait un passé, un présent et qu’elle allait avoir un avenir.
Cheikh Anta Diop a pourtant vécu plusieurs décennies après les années 1950 et il aurait pu prendre connaissance des nouvelles approches en histoire orale et coloniale apparues après 1965-1970. Ainsi, il aurait pu et dû changer d’avis sur sa façon de voir l’histoire et les sociétés africaines. Mais malheureusement, il ne l’a pas fait. Ses successeurs sénégalais, et plus largement africains, produisent aujourd’hui une histoire en phase avec les historiographies mondiales. Je pense, par exemple, pour ce qui est des chercheurs sénégalais, à Boubacar Barry, Abdoulaye Bathily, Mamadou Diouf, Ibrahima Thioub ou encore Cheikh Anta Babou et bien d’autres».
Comment expliquez-vous le paradoxe qui veut qu’il y ait une tradition en matière d’anthropologie sociale culturelle sur l’Afrique en Europe et pas dans les universités africaines.
«L’ethnologie et la sociologie, qu’on appelle les sciences sociales, sont nées originellement en Europe aux XVIIIème et XIXème siècles. Sur le plan strictement professionnel et institutionnel, elles existent depuis plus d’un siècle. Aujourd’hui, la plus grande puissance en sciences sociales, ce sont les Etats-Unis. Mais au début du XXe siècle, c’étaient les Allemands, les Autrichiens ainsi que les Français. Il existe donc des traditions nationales différentes.
Par ailleurs, l’ethnologie et la colonisation ont été très liées. L’ethnologie était-elle simplement coloniale dans son état d’esprit ou au contraire servait-elle à mieux comprendre les populations afin de mieux les administrer comme le faisaient les britanniques ? Les Européens voulaient montrer que les populations colonisées – à l’image des Dogon du Soudan (le Mali actuel) étudiés dès les années 1930 par l’ethnologue Marcel Griaule – n’étaient pas « primitives ».
Certains mouvements intellectuels et idéologiques de libération de l’Afrique, comme le mouvement de la Négritude, ont essayé simultanément d’assimiler certains acquis de l’ethnologie tout en critiquant le paternalisme culturel colonialiste. Cependant, on a exagéré le penchant traditionnaliste de l’ethnologie, car les Européens essayaient aussi de comprendre des sociétés que l’on considérait comme très différentes de celles qu’on trouvait en Europe.
Si l’on se situe dans le cadre du Sénégal indépendant, il faut prendre en considération un évènement supplémentaire : à la suite des évènements politiques très graves de 1968 (un vaste mouvement étudiant puis ouvrier et salarié), le président L.S. Senghor avait décidé de supprimer le département de Sociologie (où l’on enseignait déjà de l’ethnologie) de l’Université de Dakar et ce dernier restera fermé pendant un quart de siècle !
Au bout de 50 ans, je constate que l’ethnologie est encore peu enseignée et à peine mentionnée pour plusieurs raisons. L’étude au plus près des sociétés africaines concerne la linguistique, l’histoire précoloniale. En Afrique du Sud, pendant plus d’un siècle, on pratiqua la ségrégation raciale des populations et un certain nombre de ces principes étaient confortés par les arguments de traditions d’origine germanique ou autrichienne.
La grande question qui s’est posée après 1994, c’est qu’il s’agissait là, quel que fût le point de vue adopté, d’une ethnologie faite par des Blancs sur les Noirs. Beaucoup de gens pensaient que l’Afrique du Sud « s’africaniserait », sur le plan politique ou économique, mais sur le plan universitaire, c’est bien plus compliqué, car beaucoup de chercheurs sont toujours blancs. On ne sait pas encore si les sciences sociales en Afrique du Sud vont devenir plus africaines qu’auparavant».
Quelle est la contribution proprement africaine aux sciences sociales, notamment en anthropologie, ayant pour objet le continent noir ?
«Je pense qu’il existe une véritable tradition de sciences sociales au Sénégal, plutôt sociologique au sens large, ethnologique, historique, géographique depuis 50 ou 60 ans. Et l’un des animateurs de cette dynamique, depuis 25 ans, c’est le sociologue de l’Ifan, Momar Coumba Diop, qui vient d’ailleurs de publier, sous sa direction, deux volumes consacrés aux douze années du règne d’Abdoulaye Wade (2000-2012). Il y a, au moins, 60 chercheurs sénégalais et quelques étrangers qui y ont contribué et qui essaient de montrer ce qui a pu se passer dans tous les domaines pendant les deux mandats de Wade.
Le problème le plus important est que le financement de la recherche est très faible au Sénégal. J’ai visité l’Ifan pour la première fois en 1967. Mais aujourd’hui, il y a des domaines de recherche où l’on a l’impression que pas grand-chose n’a bougé depuis cette époque. Ce qui pose des problèmes de mise à jour. En effet, il existe comme une rupture, selon moi, entre les travaux qui sont faits à partir de l’extérieur de l’Afrique et ceux qui sont faits à partir des Etats africains ou des grands instituts de recherche panafricains comme le Codesria.
Le grand sociologue allemand Ulrich Beck parle de « nationalisme méthodologique » pour dire que chaque pays possède une tradition nationale et qu’avec le temps, les chercheurs sont piégés par cette tradition : on n’étudie plus que son pays ou seulement les problèmes sociaux de son pays. Les pays africains, notamment francophones, ont également un autre problème puisqu’un certain nombre de leurs ressortissants font leurs études en France.
Ils lisent presqu’uniquement des livres français qui deviennent leur seule source d’inspiration. Dans les pays anglophones cela aurait peut-être été pareil, mais les traditions sont bien plus diversifiées. Au Sénégal, on est en train de constituer une tradition sénégalaise, mais en même temps, il faut la dépasser, pour intégrer, sur un pied d’égalité, les apports de la mondialisation des sciences sociales».
Vous dites que la consultance tue la recherche…
«Effectivement, la consultance tue la recherche, parce que ni les bailleurs de fonds, ni ceux qui font les études n’essaient de transformer ces rapports en travaux plus approfondis. Un bailleur de fonds ne va pas vous demander une dissertation théorique sur l’évolution de la famille en Afrique. Il va, par contre, vous demander de vérifier s’il est vrai que la dynamique de la famille en Afrique va dans la direction de la famille monogamique ou de la famille monoparentale.
On va vous demander des choses apparemment précises et concrètes. Mais les concepts sont moins bien travaillés. Certes dans la recherche en consultance, ce sont des finalités à but pratique qui dominent, ce qui n’est pas malhonnête en soi, mais relève du très court terme et où les grandes explications méthodologiques et théoriques ne sont pas vraiment requises. Or, si vous voulez écrire un article dans une revue scientifique ou même un ouvrage, il faut que vous fassiez comme tous vos collègues du monde entier. Il existe des discussions sur la nature des concepts dans les sciences sociales entre les différentes théories. Il faut expliquer à laquelle de ces théories vous vous identifiez.
Quand vous faites de la consultance on ne vous demande pas si vous allez faire du Raymond Boudon ou du Robert Castel (deux sociologues français très célèbres qui viennent de disparaître). La consultance fait qu’il n’existe qu’une toute petite minorité de chercheurs qui s’occupe de la production scientifique académique dans les livres ou dans les revues. Car la plupart des autres chercheurs courent d’une consultance à l’autre. Ils n’ont même pas le temps de faire le point sur ce qu’ils ont étudié dans la première consultance qu’ils sont déjà engagés dans la consultance suivante.
Je pense qu’il faudrait que les bailleurs de fonds, le Cames, les universités, les collègues, les organisations professionnels se mettent d’accord pour que ce qui se fait dans les consultances puisse être repris à tête reposée et intégré au sein de la tradition des sciences sociales. D’autant qu’un grand nombre de ces travaux de consultance sont des produits privés et qu’ils appartiennent, par conséquent, à celui qui les a payés, ce qui interdit même la diffusion du rapport».